Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/254

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qu’elle n’est pas de grand usage ; mais quand on serait appliqué à en tirer tout le fruit qu’on en peut tirer, on ne voit pas qu’on puisse arriver par là à quelque chose qui soit véritablement utile et estimable : car tout ce qu’on peut prétendre par cette méthode, est de trouver sur chaque sujet diverses pensées générales, ordinaires, éloignées, comme les lullistes[1] en trouvent par le moyen de leurs tables ; or, tant s’en faut qu’il soit utile de se procurer cette sorte d’abondance, qu’il n’y a rien qui gâte davantage le jugement.

Rien n’étouffe plus les bonnes semences que l’abondance des mauvaises herbes ; rien ne rend un esprit plus stérile en pensées justes et solides que cette mauvaise fertilité des pensées communes. L’esprit s’accoutume à cette facilité, et ne fait plus d’efforts pour trouver les raisons propres, particulières et naturelles, qui ne se découvrent que dans la considération attentive de son sujet.

On devrait considérer que cette abondance qu’on recherche par le moyen de ces lieux, est un très-petit avantage. Ce n’est pas ce qui manque à la plupart du monde. On pèche beaucoup plus par excès que par défaut ; et les discours que l’on fait ne sont que trop remplis de matière. Ainsi, pour former les hommes dans une éloquence judicieuse et solide, il serait bien plus utile de leur apprendre à se taire qu’à parler, c’est-à-dire à supprimer et à retrancher les pensées basses, communes et fausses, qu’à produire, comme ils font, un amas confus de raisonnements bons et mauvais, dont on remplit les livres et les discours.

Et comme l’usage des lieux ne peut guère servir qu’à trouver de ces sortes de pensées, on peut dire que s’il est bon de savoir ce qu’on en dit, parce que tant de personnes célèbres en ont parlé qu’ils ont formé une espèce de nécessité de ne pas ignorer une chose si commune, il est encore beaucoup plus important d’être persuadé qu’il

  1. Les disciples de Raymond Lulle, qui s’efforcent d’appliquer l’ars magna.