Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/265

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serait une espèce de création, et partant il n’y a point de formes substantielles.

En voici un autre de même nature : S’il n’y avait point de formes substantielles, disent-ils encore, les êtres naturels ne seraient pas des touts, qu’ils appellent per se, totum per se, mais des êtres par accident ; or ils sont des touts per se, donc il y a des formes substantielles.

Il faut encore prier ceux qui se servent de cet argument de vouloir expliquer ce qu’ils entendent par un tout per se, totum per se ; car s’ils entendent, comme ils font, un être composé de matière et de forme, il est clair que c’est une pétition de principe, puisque c’est comme s’ils disaient : S’il n’y avait point de formes substantielles, les êtres naturels ne seraient pas composés de matière et de formes substantielles : or ils sont composés de matière et de formes substantielles, donc il y a des formes substantielles. Que s’ils entendent autre chose, qu’ils le disent, et on verra qu’ils ne prouvent rien.

On s’est arrêté un peu en passant à faire voir la faiblesse des arguments sur lesquels on établit dans l’école ces sortes de substances qui ne se découvrent ni par le sens, ni par l’esprit, et dont on ne sait autre chose, sinon qu’on les appelle des formes substantielles ; parce que, quoique ceux qui les soutiennent le fassent à très-bon dessein, néanmoins les fondements dont ils se servent et les idées qu’ils donnent de ces formes obscurcissent et troublent des preuves très-solides et très-convaincantes de l’immortalité de l’âme, qui sont prises de la distinction des corps et des esprits, et de l’impossibilité qu’il y a qu’une substance qui n’est pas matière périsse par les changements qui arrivent dans la matière : car, par le moyen de ces formes substantielles, on fournit, sans y penser, aux libertins des exemples de substances qui périssent, qui ne sont pas proprement matière, et à qui on attribue, dans les animaux, une infinité de pensées, c’est-à-dire d’actions purement spirituelles ; et c’est pourquoi il est utile pour la religion et pour la conviction des impies et des libertins de leur ôter cette réponse, en leur faisant voir qu’il n’y a rien de plus mal fondé que ces substances périssables qu’on appelle des formes substantielles.

On peut rapporter encore à cette sorte de sophisme la preuve que l’on tire d’un principe différent de ce qui est en question, mais que l’on sait n’être pas moins contesté par celui contre lequel on dispute. Ce sont, par exemple, deux dogmes également constants parmi les catholiques : l’un, que tous les points de la foi ne peuvent pas se prouver par l’Écriture seule ; l’autre, que c’est un point de la foi, que les enfants sont capables du baptême. Ce serait donc mal raisonner à un anabaptiste de prouver contre les catholiques qu’ils ont tort de croire que les enfants soient capables du baptême, parce que nous n’en voyons rien dans l’Écriture, puisque cette preuve supposerait que l’on ne devrait croire de foi que ce qui est dans l’Écriture : ce qui est nié par les catholiques.

Enfin on peut rapporter à ce sophisme tous les raisonnements où l’on prouve une chose inconnue par une qui est autant ou plus inconnue, ou une chose incertaine par une autre qui est autant ou plus incertaine.