Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/266

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III. Prendre pour cause ce qui n’est point cause.

Ce sophisme s’appelle non causa pro causâ. Il est très-ordinaire parmi les hommes[1], et on y tombe en plusieurs manières : l’une est par la simple ignorance des véritables causes des choses. C’est ainsi que les philosophes ont attribué mille effets à la crainte du vide, qu’on a prouvé démonstrativement en ce temps, et par des expériences très-ingénieuses, n’avoir pour cause que la pesanteur de l’air, comme on peut le voir dans l’excellent traité de Pascal[2]. Les mêmes philosophes enseignent ordinairement que les vases pleins d’eau se fendent à la gelée, parce que l’eau se resserre, et ainsi laisse du vide que la nature ne peut souffrir, et néanmoins on a reconnu qu’ils ne se trompent que parce qu’au contraire l’eau étant gelée, occupe plus de place qu’avant que d’être gelée, ce qui fait aussi que la glace nage sur l’eau.

On peut rapporter au même sophisme, quand on se sert de causes éloignées et qui ne prouvent rien, pour prouver des choses ou assez claires d’elles-mêmes, ou fausses, ou au moins douteuses, comme quand Aristote veut prouver que le monde est parfait par cette raison : « Le monde est parfait, parce qu’il contient des corps ; le corps est parfait, parce qu’il a trois dimensions ; les trois dimensions sont parfaites, parce que trois sont tout (quia tria sunt omnia), et trois sont tout, parce qu’on ne se sert pas du mot de tout quand il n’y a qu’une chose ou deux, mais seulement quand il y en a trois[3]. » On prouvera par cette raison que le moindre atome est aussi parfait que le monde, puisqu’il a trois dimensions aussi bien que le monde ; mais tant s’en faut que cela prouve que le monde soit parfait, qu’au contraire, tout corps, en tant que corps, est essentiellement imparfait, et que la

  1. Cela tient à la difficulté de l’induction et de l’analyse expérimentale, par lesquelles on distingue les phénomènes liés toujours entre eux de ceux qui ne se suivent qu’accidentellement.
  2. Expériences touchant le vide (1647).
  3. Aristote, De Cœlo, I, ch. i.