Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’y rendant jamais : ce qui conduit peu à peu à n’avoir rien de certain, et, à confondre la vérité avec l’erreur, en les regardant l’une et l’autre comme également probables. C’est ce qui fait qu’il est si rare que l’on termine quelque question par la dispute, et qu’il n’arrive presque jamais que deux philosophes tombent d’accord. On trouve toujours à répartir et à se défendre, parce que l’on a pour but d’éviter non l’erreur, mais le silence, et que l’on croit qu’il est moins honteux de se tromper toujours que d’avouer que l’on s’est trompé.

Ainsi, à moins qu’on ne soit habitué par un long exercice à se posséder parfaitement, il est très-difficile qu’on ne perde de vue la vérité dans les disputes, parce qu’il n’y a guère d’action qui excite plus les passions. « Quel vice n’éveillent-elles pas, dit un auteur célèbre[1], étant presque toujours commandées par la colère ? Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons, puis contre les personnes ; nous n’apprenons à disputer que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en arrive que le fruit de la dispute est d’anéantir la vérité. L’un va en Orient, l’autre en Occident, on perd le principal et l’on s’écarte dans la presse des incidents ; au bout d’une heure de tempête, on ne sait ce qu’on cherche : l’un est en bas, l’autre est en haut, l’autre à côté ; l’un se prend à un mot et à une similitude, l’autre n’écoute et n’entend plus ce qu’on lui oppose, et il est si engagé dans sa course, qu’il ne pense plus qu’à se suivre et non pas vous. Il y en a qui, se trouvant faibles, craignent tout, refusent tout, confondent la dispute dès l’entrée, ou bien au milieu de la contestation, se mutinent à se taire, affectant un orgueilleux mépris ou une sottement modeste fuite de contention : pourvu que celui-ci frappe, il ne regarde pas combien il se découvre ; l’autre compte ses mots et les pèse pour raisons : celui-là n’y emploie que l’avantage de sa voix et de ses poumons ; on en voit qui concluent contre eux-mêmes

  1. C’est Montaigne. Pourquoi Nicole ne le nomme-t-il pas ?