Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/302

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qualités des personnes qu’on estime font approuver leurs défauts, et que les défauts de ceux qu’on n’estime pas font condamner ce qu’ils ont de bon ; parce que l’on ne considère pas que les personnes les plus imparfaites ne le sont pas en tout, et que Dieu laisse aux plus vertueuses des imperfections qui, étant des restes de l’infirmité humaine, ne doivent pas être l’objet de notre imitation ni de notre estime.

La raison en est que les hommes ne considèrent guère les choses en détail ; ils ne jugent que selon leur plus forte impression, et ne sentent que ce qui les frappe davantage : ainsi lorsqu’ils aperçoivent dans un discours beaucoup de vérités, ils ne remarquent pas les erreurs qui y sont mêlées ; et, au contraire, s’il y a des vérités mêlées parmi beaucoup d’erreurs, ils ne font attention qu’aux erreurs ; le fort emportant le faible, et l’impression la plus vive étouffant celle qui est plus obscure.

Cependant il y a une injustice manifeste à juger de cette sorte : il ne peut y avoir de juste raison de rejeter la raison, et la vérité n’en est pas moins vérité pour être mêlée avec le mensonge ; elle n’appartient jamais aux hommes, quoique ce soient les hommes qui la proposent : ainsi, encore que les hommes, par leurs mensonges, méritent qu’on les condamne, les vérités qu’ils avancent ne méritent pas d’être condamnées[1].

C’est pourquoi la justice et la raison demandent que, dans toutes les choses qui sont ainsi mêlées de bien et de mal, on en fasse le discernement, et c’est particulièrement dans cette séparation judicieuse que paraît l’exactitude de l’esprit : c’est par là que les Pères de l’Église ont tiré des livres des païens des choses excellentes pour les mœurs, et que saint Augustin n’a pas fait de difficulté d’emprunter d’un hérétique donatiste sept règles pour l’intelligence de l’Écriture.

C’est à quoi la raison nous oblige lorsque l’on peut faire

  1. Ces belles pensées rappellent le passage où Pascal nous montre « la vérité toujours plus ancienne que les opinions qu’on en a eues. »