Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/303

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cette distinction ; mais parce que l’on n’a pas toujours le temps d’examiner en détail ce qu’il y a de bien et de mal dans chaque chose, il est juste en ces rencontres de leur donner le nom qu’elles méritent selon leur plus considérable partie ; ainsi, l’on doit dire qu’un homme est bon philosophe lorsqu’il raisonne ordinairement bien, et qu’un livre est bon lorsqu’il y a notablement plus de bien que de mal.

Et c’est encore en quoi les hommes se trompent beaucoup, que dans ces jugements généraux : car ils n’estiment et ne blâment souvent les choses que selon ce qu’elles ont de moins considérable, leur peu de lumière faisant qu’ils ne pénètrent pas ce qui est le principal, lorsque ce n’est pas le plus sensible.

Ainsi, quoique ceux qui sont intelligents dans la peinture estiment infiniment plus le dessin que le coloris ou la délicatesse du pinceau, néanmoins les ignorants sont plus touchés d’un tableau dont les couleurs sont vives et éclatantes que d’un autre plus sombre, qui serait admirable pour le dessin.

Il faut pourtant avouer que les faux jugements ne sont pas si ordinaires dans les arts, parce que ceux qui n’y savent rien s’en rapportent plus aisément aux sentiments de ceux qui y sont habiles ; mais ils sont bien fréquents dans les choses qui sont de la juridiction du peuple, et dont le monde prend la liberté de juger, comme l’éloquence.

On appelle, par exemple, un prédicateur éloquent, lorsque ses périodes sont bien justes et qu’il ne dit point de mauvais mots ; et, sur ce fondement, Vaugelas[1] dit en un endroit qu’un mauvais mot fait plus de tort à un prédicateur ou à un avocat qu’un mauvais raisonnement. On doit croire que c’est une vérité de fait qu’il rapporte, et non un sentiment qu’il autorise ; et il est vrai qu’il se trouve des personnes qui jugent de cette sorte, mais il

  1. L’auteur des Remarques sur la langue française. On sait que Vaugelas (1585-1650) fut chargé de commencer le dictionnaire de l’Académie.