Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/304

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est vrai aussi qu’il n’y a rien de moins raisonnable que ces jugements : car la pureté du langage, le nombre des figures, sont tout au plus dans l’éloquence ce que le coloris est dans la peinture, c’est-à-dire que ce n’en est que la partie la plus basse et la plus matérielle ; mais la principale consiste à concevoir fortement les choses, et à les exprimer en sorte qu’on en porte dans l’esprit des auditeurs une image vive et lumineuse, qui ne présente pas seulement ces choses toutes nues, mais aussi les mouvements avec lesquels on les conçoit ; et c’est ce qui peut se rencontrer en des personnes peu exactes dans la langue et peu justes dans le nombre, et qui se rencontre même rarement dans ceux qui s’appliquent trop aux mots et aux embellissements, parce que cette vue les détourne des choses et affaiblit la vigueur de leurs pensées, comme les peintres remarquent que ceux qui excellent dans le coloris n’excellent pas ordinairement dans le dessin ; l’esprit n’étant pas capable de cette double application, et l’une nuisant à l’autre.

On peut dire généralement que l’on n’estime dans le monde la plupart des choses que par l’extérieur, parce qu’il ne se trouve presque personne qui en pénètre l’intérieur et le fond : tout se juge sur l’étiquette, et malheur à ceux qui ne l’ont pas favorable[1] ! Il est habile, intelligent, solide, tant que vous voudrez ; mais il ne parle pas facilement, et ne se démêle pas bien d’un compliment : qu’il se résolve à être peu estimé toute sa vie du commun du monde, et à voir qu’on lui préfère une infinité de petits esprits. Ce n’est pas un grand mal que de n’avoir pas la réputation qu’on mérite ; mais c’en est un considérable de suivre ces faux jugements et de ne regarder les choses que par l’écorce ; et c’est ce qu’on doit tâcher d’éviter.

II. Entre les causes qui nous engagent dans l’erreur par un faux éclat qui nous empêche de la reconnaître, on peut mettre avec raison une certaine éloquence pompeuse

  1. Cela était vrai encore plus au XVIIe siècle et à la cour de Louis XIV.