Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/305

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et magnifique que Cicéron appelle abundantem sonantibus verbis uberibusque sententiis ; car il est étrange combien un faux raisonnement se coule doucement dans la suite d’une période qui remplit bien l’oreille, ou d’une figure qui nous surprend et qui nous amuse à la regarder.

Non-seulement ces ornements nous dérobent la vue des faussetés qui se mêlent dans le discours, mais ils y engagent insensiblement, parce que souvent elles sont nécessaires pour la justesse de la période ou de la figure : ainsi, quand on voit un orateur commencer une longue gradation ou une antithèse à plusieurs membres, on a sujet d’être sur ses gardes, parce qu’il arrive rarement qu’il s’en tire sans donner quelque contorsion à la vérité pour l’ajuster à la figure : il en dispose ordinairement comme l’on ferait des pierres d’un bâtiment ou du métal d’une statue ; il la taille, il l’étend, il l’accourcit, il la déguise selon qu’il lui est nécessaire pour la placer dans ce vain ouvrage de paroles qu’il veut former[1].

Combien le désir de faire une pointe a-t-il fait produire de fausses pensées ? Combien la rime a-t-elle engagé de gens à mentir ? Combien l’affectation de ne se servir que des mots de Cicéron, et de ce qu’on appelle la pure latinité, a-t-elle fait écrire de sottises à certains auteurs italiens ? Qui ne rirait d’entendre dire à Bembe[2] qu’un pape avait été élu par la faveur des dieux immortels, deorum immortalium beneficiis ? Il y a même des poëtes qui s’imaginent qu’il est de l’essence de la poésie d’introduire des divinités païennes ; et un poëte allemand, aussi bon versificateur qu’écrivain peu judicieux, ayant été repris, avec raison, par François Pic de la Mirande[3], d’avoir fait entrer dans un poëme où il décrit des guerres de chrétiens contre chrétiens toutes les divinités du paganisme, et d’avoir mêlé Apollon, Diane, Mercure, avec le pape, les lecteurs et l’empereur, soutient nettement que

  1. Comparez ce que dit Pascal, dans les Pensées, sur les fausses fenêtres dans le style.
  2. Pierre Bembo (1470-1547) était le secrétaire de Léon X.
  3. Philosophe mystique, neveu du fameux Jean Pic de la Mirandole qui proposait de soutenir des thèses de omni re scibili.