Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/309

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niens, et nous ne pouvons connaître la vérité d’aucune chose avec certitude[1].

Il y a de l’inégalité dans quelques actions des hommes ; cela suffit pour en faire un lieu commun, dont personne ne soit excepté : « La raison, disent-ils, est si manque et si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité qui lui soit assez claire ; l’aisé et le malaisé lui sont tout un, tous sujets également ; et la nature, en général désavoue sa juridiction. Nous ne pensons ce que nous voulons qu’à l’instant que nous le voulons ; nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment[2]. »

La plupart du monde ne saurait représenter les défauts ou les bonnes qualités des autres que par des propositions générales et excessives. De quelques actions particulières on en conclut l’habitude ; de trois ou quatre fautes, on en fait une coutume : ce qui arrive une fois le mois ou une fois l’an, arrive tous les jours, à toute heure, à tout moment dans les discours des hommes, tant ils ont peu de soin de garder dans leurs paroles les bornes de la vérité et de la justice.

V. C’est une faiblesse et une injustice que l’on condamne souvent et que l’on évite peu, de juger des conseils par les événements, et de rendre coupables ceux qui ont pris une résolution prudente, selon les circonstances qu’ils pouvaient voir, de toutes les mauvaises suites qui en sont arrivées, ou par un simple hasard, ou par la malice de ceux qui l’ont traversée, ou par quelques autres rencontres qu’il ne leur était pas possible de prévoir. Non-seulement les hommes aiment autant être heureux que sages, mais ils ne font pas de différence entre heureux et sages, ni entre malheureux et coupables. Cette distinction leur paraît trop subtile[3]. On est ingénieux pour trouver les fautes que l’on s’imagine avoir attiré les mauvais succès ; et comme les astrologues, lorsqu’ils savent un certain

  1. Il ne faut pas croire que le scepticisme ait son unique fondement dans une induction : il repose aussi sur l’analyse des facultés de l’esprit humain et des conditions de la certitude.
  2. Montaigne, Essais, XIII.
  3. On sait ce que, de nos jours, on a appelé la théorie du succès.