Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

infinie d’un côté en longueur, en diminuant continuellement en largeur[1].

L’utilité qu’on peut tirer de ces spéculations n’est pas simplement d’acquérir ces connaissances, qui sont elles-mêmes assez stériles, mais c’est d’apprendre à connaître les bornes de notre esprit, et à lui faire avouer, malgré qu’il en ait, qu’il y a des choses qui sont, quoiqu’il ne soit pas capable de les comprendre ; et c’est pourquoi il est bon de le fatiguer à ces subtilités, afin de dompter sa présomption, et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’Église lui propose, sous prétexte qu’il ne peut pas les comprendre[2] : car, puisque la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière, et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible, sans pouvoir comprendre comment cela peut se faire,

  1. Comparer Pascal, de l’esprit géométrique. « Qu’y a-t-il de plus évident que cette vérité, qu’un nombre, tel qu’il soit, peut être augmenté ? ne peut-on pas le doubler ? Que la promptitude d’un mouvement peut être doublée, et qu’un espace peut être doublé de même ?
     » Et qui peut aussi douter qu’un nombre, tel qu’il soit, ne puisse être divisé par la moitié, et sa moitié encore par la moitié ? Car cette moitié serait-elle un néant ? Et comment ces deux moitiés, qui seraient deux zéros, feraient-elles un nombre ?
     » De même, un mouvement, quelque lent qu’il soit, ne peut-il pas être ralenti de moitié, en sorte qu’il parcoure le même espace dans le double de temps, et ce dernier mouvement encore ? Car serait-ce un pur repos ? Et comment se pourrait-il que ces deux moitiés de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la première vitesse ?
     » Enfin un espace, quelque petit qu’il soit, ne peut-il pas être divisé en deux, et ces moitiés encore ? Et comment pourrait-il se faire que ces moitiés fussent indivisibles sans aucune étendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la première étendue ?
     » Il n’y a point de connaissance naturelle dans l’homme qui précède celles-là, et qui les surpasse en clarté. Néanmoins, afin qu’il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinités choquent, et qui n’y peuvent en aucune sorte consentir.
     » Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait aucune étendue. Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent ensemble une étendue ? »
  2. L’auteur de ce chapitre (Nicole, s’il en faut croire Bayle, Dictionnaire historique, art. Zénon), établit ici une analogie contestable entre les mystères de la science, dont l’existence est établie par la raison même, et les mystères de la foi.