Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/452

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est renouvelée par le secours de la mémoire est bien différente de celle qui nous vient actuellement par le moyen des sens. Quelqu’un dira qu’un songe peut faire le même effet ; je réponds premièrement qu’il n’importe pas beaucoup que je lève ce doute, parce que si tout n’est que songe, les raisonnements sont inutiles, la vérité et la connaissance n’étant rien du tout. En second lieu, il reconnaîtra, à mon avis, la différence qu’il y a entre songer d’être dans un feu et y être actuellement. Et s’il persiste à paraître sceptique, je lui dirai que c’est assez que nous trouvons certainement que le plaisir et la douleur suivent l’application de certains objets sur nous, vrais ou songés, et que cette certitude est aussi grande que notre bonheur ou notre misère ; deux choses au delà desquelles nous n’avons aucun intérêt. Aussi je crois que nous pouvons compter trois sortes de connaissances : l’intuitive, la démonstrative et la sensitive.

Théophile. Je crois que vous avez raison, monsieur, et je pense même qu’à ces espèces de la certitude, ou à la connaissance certaine vous pourriez ajouter la connaissance du vraisemblable ; ainsi il y aura deux sortes de connaissances comme il y a deux sortes de preuves, dont les unes produisent la certitude, et les autres ne se terminent qu’à la probabilité. Je crois que le vrai critérion en matière des objets des sens est la liaison des phénomènes, c’est-à-dire la connexion de ce qui se passe en différents lieux et temps, et dans l’expérience de différents hommes, qui sont eux-mêmes les uns aux autres des phénomènes très-importants sur cet article. Et la liaison des phénomènes, qui garantit les vérités de fait à l’égard des choses sensibles hors de nous, se vérifie par le moyen des vérités de raison ; comme les apparences de l’optique s’éclaircissent par la géométrie. Cependant il faut avouer que toute cette certitude n’est pas du suprême degré, comme vous l’avez bien reconnu. Car il n’est point impossible, métaphysiquement parlant, qu’il y ait un songe suivi et durable comme la vie d’un homme ; mais c’est une chose aussi contraire à la raison que pourrait être la fiction d’un livre qui se formerait par le hasard en jetant pêle-mêle les caractères d’imprimerie. Au reste, il est vrai aussi que pourvu que les phénomènes soient liés, il n’importe qu’on les appelle songes ou non, puisque l’expérience montre qu’on ne se trompe point dans les mesures qu’on prend sur les phénomènes lorsqu’elles sont prises selon les vérités de raison.