Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/55

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Mais tout ce qu’on peut faire pour empêcher qu’on ne s’y trompe, est de marquer la fausse intelligence qu’on pourrait donner à ce mot, en le restreignant à cette seule façon de concevoir les choses qui se fait par l’application de notre esprit aux images qui sont peintes dans notre cerveau, et qui s’appelle imagination[1].

Car, comme saint Augustin remarque souvent, l’homme, depuis le péché, s’est tellement accoutumé à ne considérer que les choses corporelles dont les images entrent par les sens dans notre cerveau, que la plupart croient ne pouvoir concevoir une chose quand ils ne se la peuvent imaginer, c’est-à-dire se la représenter sous une image corporelle, comme s’il n’y avait en nous que cette seule manière de penser et de concevoir[2].

Au lieu qu’on ne peut faire réflexion sur ce qui se passe dans notre esprit, qu’on ne reconnaisse que nous concevons un très-grand nombre de choses sans aucune de ces images, et qu’on ne s’aperçoive de la différence qu’il y a entre l’imagination et la pure intellection. Car lors, par exemple, que je m’imagine un triangle, je ne le conçois pas seulement comme une figure terminée par trois lignes droites : mais, outre cela, je considère ces trois lignes comme présentes, par la force et l’application intérieure de mon esprit, et c’est proprement ce qui s’appelle imaginer. Que si je veux penser à une figure de mille angles, je conçois bien, à la vérité, que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis m’imaginer les mille côtés de cette figure, ni pour ainsi dire les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit.

Il est vrai néanmoins que la coutume que nous avons de nous servir de notre imagination, lorsque nous pensons aux choses corporelles, fait souvent qu’en concevant

  1. À vrai dire, les images des choses ne sont point peintes dans le cerveau : les traces qu’elles y laissent sont des vibrations, des mouvements.
  2. On sait que Démocrite, Épicure, Hobbes, Gassendi, réduisaient toutes nos idées à des images.