Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/56

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une figure de mille angles, on se représente confusément quelque figure ; mais il est évident que cette figure, qu’on se représente alors par l’imagination, n’est point une figure de mille angles, puisqu’elle ne diffère nullement de ce que je me représenterais si je pensais à une figure de dix mille angles, et qu’elle ne sert en aucune façon à découvrir les propriétés qui font la différence d’une figure de mille angles d’avec tout autre polygone.

Je ne puis proprement m’imaginer une figure de mille angles, puisque l’image que j’en voudrais peindre dans mon imagination me représenterait toute autre figure d’un grand nombre d’angles, aussitôt que celle de mille angles ; et néanmoins je puis la concevoir très-clairement et très-distinctement, puisque j’en puis démontrer toutes les propriétés, comme, que tous ces angles ensemble sont égaux à dix-neuf cent quatre-vingt-seize angles droits ; et, par conséquent, c’est autre chose de s’imaginer, et autre chose de concevoir[1].

Cela est encore plus clair par la considération de plusieurs choses que nous concevons très-clairement, quoiqu’elles ne soient en aucune sorte du nombre de celles que l’on peut s’imaginer. Car, que concevons-nous plus clairement que notre pensée lorsque nous pensons ? Et cependant il est impossible de s’imaginer une pensée, ni d’en peindre aucune image dans notre cerveau. Le oui et le non n’y peuvent aussi en avoir aucune, celui qui juge que la terre est ronde, et celui qui juge qu’elle n’est pas ronde, ayant tous deux les mêmes choses peintes dans le cerveau, savoir la terre et la rondeur ; mais l’un y ajoutant l’affirmation, qui est une action de son esprit, laquelle il conçoit sans aucune image corporelle, et l’autre une action contraire, qui est la négation, laquelle peut encore moins avoir d’image.

Lors donc que nous parlons des idées, nous n’appelons

  1. Il est vrai pourtant que, si nous n’avons pas toujours dans l’imagination la représentation de l’objet même auquel s’applique notre pensée, nous ne laissons pas d’avoir toujours devant l’esprit quelque image, fussent seulement les mots figure, angles, etc.