Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/57

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point de ce nom les images qui sont peintes en la fantaisie[1], mais tout ce qui est dans notre esprit lorsque nous pouvons dire avec vérité que nous concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions.

D’où il s’ensuit que nous ne pouvons rien exprimer par nos paroles, — lorsque nous entendons ce que nous disons, — que de cela même il ne soit certain que nous avons en nous l’idée de la chose que nous signifions par nos paroles, quoique cette idée soit quelquefois plus claire et plus distincte, et quelquefois plus obscure et plus confuse, comme nous l’expliquerons plus bas ; car il y aurait de la contradiction entre dire que je sais ce que je dis en prononçant un mot, et que néanmoins je ne conçois rien, en le prononçant, que le son même du mot.

Et c’est ce qui fait voir la fausseté de deux opinions très-dangereuses qui ont été avancées par des philosophes de ce temps.

La première est que nous n’avons aucune idée de Dieu[2], car si nous n’en avions aucune idée, en prononçant le nom de Dieu nous n’en concevrions que ces quatre lettres D, i, e, u, et un Français n’aurait rien davantage dans l’esprit en entendant le nom de Dieu, que si, entrant dans une synagogue et étant entièrement ignorant de la langue hébraïque, il entendait en hébreu Adonaï ou Eloha.

Et quand les hommes ont pris le nom de Dieu, comme Caligula et Domitien, ils n’auraient commis aucune impiété, puisqu’il n’y a rien dans ces lettres ou ces deux syllabes Deus, qui ne puisse être attribué à un homme, si on n’y attachait aucune idée. D’où vient qu’on n’accuse point un Hollandais d’être impie pour s’appeler Ludovicus Dieu ? En quoi donc consistait l’impiété de ces princes, sinon en ce que, laissant à ce mot Deus une

  1. Le mot φαντασία, en grec, désigne l’imagination.
  2. Opinion de Hobbes et de Gassendi. « Dans les êtres où il n’y a lieu ni à composition ni à division, ni à plus ou moins, dit Hobbes, il n’y a matière à aucun raisonnement. » (Logique, ch. I). Nous ne pouvons donc raisonner ni juger de Dieu, et son idée, échappant à toutes les opérations de l’esprit, est inintelligible ; de là il suit qu’à vrai dire nous n’avons point, selon Hobbes, d’idée de Dieu.