Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/61

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n’a pas vue. Et ainsi, dit-il, nous concevons Dieu, qui ne peut tomber sous le sens, sous l’image d’un vénérable vieillard.

Selon cette pensée, quoique toutes nos idées ne fussent pas semblables à quelque corps particulier que nous ayons vu ou qui fait frappé nos sens, elles seraient néanmoins toutes corporelles, et ne nous représenteraient rien qui ne fût entré dans nos sens au moins par parties. Et ainsi nous ne concevrons rien que par des images semblables à celles qui se forment dans le cerveau, quand nous voyons ou nous imaginons des corps.

Mais, quoique cette opinion lui soit commune avec plusieurs des philosophes de l’école, je ne craindrai point de dire qu’elle est très-absurde et aussi contraire à la religion qu’à la véritable philosophie ; car, pour ne rien dire que de clair, il n’y a rien que nous concevions plus distinctement que notre pensée même, ni de proposition qui puisse nous êtres plus claire que celle-là : Je pense, donc je suis[1]. Or, nous ne pourrions avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c’est qu’être et ce que c’est que penser ; et il ne nous faut point demander que nous expliquions ces termes, parce qu’ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde qu’on les obscurcirait en voulant les expliquer. Si donc on ne peut nier que nous n’ayons en nous les idées de l’être et de la pensée, je demande par quel sens elles sont entrées : sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées par la vue ? d’un son grave ou aigu, pour être entrées par l’ouïe ? d’une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l’odorat ? de bon ou de mauvais goût, pour être entrées par le goût ? froides ou chaudes, dures ou molles pour être entrées par l’attouchement ? Que si l’on dit qu’elles ont été formées d’autres images sensibles, qu’on nous dise quelles sont ces autres images sensibles dont on prétend que les idées de l’être et de la pensée ont été formées, et comment elles ont été formées, et comment elles ont pu être

  1. Voir le Discours de la méthode, IVe partie.