Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/75

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surfaces qui ne sont point dans la nature : car les géomètres ne supposent point qu’il y ait des lignes sans largeur ou des surfaces sans profondeur ; mais ils supposent seulement qu’on peut considérer la longueur sans faire attention à la largeur ; ce qui est indubitable, comme lorsqu’on mesure la distance d’une ville à une autre, on ne mesure que la longueur des chemins, sans se mettre en peine de leur largeur.

Or, plus on peut séparer les choses en divers modes, et plus l’esprit devient capable de les bien connaître ; et ainsi nous voyons que tant qu’on n’a point distingué dans le mouvement la détermination vers quelque endroit, du mouvement même, et même diverses parties dans une même détermination, on n’a pu rendre de raison claire de la réflexion et de la réfraction, ce qu’on a fait aisément par cette distinction, comme on peut voir dans le chapitre II de la Dioptrique[1] de Descartes.

La troisième manière de concevoir les choses par abstraction est quand une même chose ayant divers attributs, on pense à l’un sans penser à l’autre, quoiqu’il n’y ait entre eux qu’une distinction de raison[2] : et voici comme cela se fait. Si je fais par exemple, réflexion que je pense, et que par conséquent je suis moi qui pense, dans l’idée que j’ai de moi qui pense, je puis m’appliquer à la considération d’une chose qui pense sans faire attention que c’est moi, quoique en moi, moi et celui qui pense ne soit que la même chose ; et ainsi l’idée que je concevrai d’une personne qui pense pourra représenter non-seulement moi, mais toutes les autres personnes qui pensent. De même, ayant figuré sur un papier, un triangle équilatère[3], si je m’attache à le considérer au lieu où il est avec tous les accidents qui le déterminent, je n’aurai l’idée que d’un seul triangle ; mais si je détourne mon esprit de la considération de toutes ces circonstances

  1. La Dioptrique de Descartes fut publiée avec le Discours de la Méthode, les Météores et la Géométrie, en 1637 ; Leyde, 1 vol. in-4o.
  2. La distinction de raison s’oppose à la distinction réelle ou de fait.
  3. Ou équilatéral.