Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/91

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pesanteur, etc., comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle, et voici ce qui fait que ces idées sont confuses.

Comme nous avons été plus tôt enfants qu’hommes, et que les choses extérieures ont agi sur nous en causant divers sentiments dans notre âme par les impressions qu’elles faisaient sur notre corps, l’âme, qui voyait que ce n’était pas par sa volonté que ces sentiments s’excitaient en elle, mais qu’elle ne les avait qu’à l’occasion de certains corps, comme qu’elle sentait de la chaleur en s’approchant du feu, ne s’est pas contentée de juger qu’il y avait quelque chose hors d’elle qui était cause qu’elle avait ces sentiments, en quoi elle ne se serait pas trompée ; mais elle a passé plus outre, ayant cru que ce qui était dans ces objets était entièrement semblable aux sentiments ou aux idées qu’elle avait à leur occasion ; et de ces jugements elle en forme des idées, en transportant ces sentiments de chaleur, de couleur, etc., dans les choses mêmes qui sont hors d’elle, et ce sont là ces idées obscures et confuses que nous avons des qualités sensibles, l’âme ayant ajouté ses faux jugements à ce que la nature lui faisait connaître.

Et comme ces idées ne sont point naturelles, mais arbitraires, on y a agi avec une grande bizarrerie. Car quoique la chaleur ni la brûlure ne soient que deux sentiments, l’un plus faible et l’autre plus fort, on a mis la chaleur dans le feu, et l’on a dit que le feu a de la chaleur ; mais l’on n’y a pas mis la brûlure ou la douleur qu’on sent en s’en approchant de trop près, et on ne dit point que le feu a de la douleur[1].

  1. « Quand le philosophe dit qu’il n’y a point de chaleur dans le feu, qu’est-ce qu’il entend ? que le feu n’éprouve pas la sensation de la chaleur ; il a raison, et, s’il prend la peine de s’expliquer le vulgaire sera de son avis ; mais il s’exprime mal, car il y a réellement dans le feu une qualité qu’on appelle chaleur, et les philosophes et le vulgaire désignent plus souvent par ce nom la qualité que la sensation. Les philosophes prennent donc le terme dans un sens et le vulgaire l’entend dans un autre. Dans le sens du vulgaire, la proposition est absurde, et le vulgaire soutient qu’elle l’est ; dans le sens des philosophes, elle est vraie, et le vulgaire l’avouera aussitôt qu’il l’aura comprise : il sait très-bien que le feu ne sent pas la chaleur, et c’est tout ce que le philosophe entend en disant qu’il n’y a pas de chaleur dans le feu. » Reid, Œuvres complètes, t. III ; Essais sur les facultés intellectuelles, ii, 17.