Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
169
chapitre trentième.

vait de la viande lorsqu’il y avait des étrangers ou des malades. Augustin avait dit dans ses Confessions : « Je ne crains pas l’impureté des mets, mais l’impureté du désir[1]. » Les vases, urnes, ustensiles de la table, étaient en bois, en terre cuite ou en marbre. On ne se servait que de cuillers d’argent. Augustin aimait mieux à table une conversation grave, des discussions intéressantes, que le plaisir de manger ou de boire. Les malins propos de table lui paraissaient détestables ; il avait proscrit la médisance et fait graver sur sa table le distique suivant :

Quisquis amat dictis absentum rodere vitam,
Hanc mensam velitam noverit esse sibi
[2].

Augustin priait ses convives de s’abstenir de paroles inutiles, de discours moqueurs et de tout ce qui pouvait blesser la charité. Il pensait avec son ami de Bethléem, gaze personne ne dit le mal à celui qui n’écoute pas, que la flèche ne pénètre jamais dans la pierre, et que parfois elle revient frapper l’homme qui l’a lancée[3]. Il lui arriva de reprendre vivement des évêques de ses amis, qui avaient oublié ou blâmé sa leçon sur ce point. On l’entendait dire avec émotion qu’il fallait alors effacer les deux vers ; ou bien il menaçait de quitter la table pour regagner sa chambre. Possidius avait plus d’une fois assisté à des scènes de ce genre.

Les Africains prenaient facilement Dieu à témoin dans leurs conversations ; Augustin lui-même, dans les premiers temps de sa vie chrétienne, eut quelque peine à perdre l’habitude d’assurer par serment. Devenu évêque, il fit mettre en pratique les préceptes du livre de l’Ecclésiastique[4] sur ce point, et défendit à ses clercs de jurer, même à table, de peur qu’un petit jurement ne conduisît au parjure. Une peine accompagnait la violation de cette défense ; c’était la privation du vin à dîner.

Le saint évêque reprochait avec une douceur extrême les fautes contre la discipline ou la règle. Il épuisait tous les degrés de la tolérance, ayant pour principe de ne pas pousser le cœur à de mauvaises excuses. S’il avait quelque observation à adresser à un de ses frères, il lui parlait à part ; s’il ne parvenait pas à le ramener, il chargeait un ou deux frères d’éclairer son esprit ; lorsque ceux-ci n’étaient pas écoutés, on employait l’Église, c’est-à-dire le corps clérical d’Hippone, et si le coupable méconnaissait la voix de l’Église, il était assimilé à un païen et à un publicain. Augustin disait qu’il fallait pardonner non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois, au coupable qui se repentait.

Tous les saints ont redouté les femmes, et semblent avoir particulièrement médité les paroles de l’Ecclésiaste, qui comparent la femme au filet des chasseurs, son cœur à un piège, ses mains à des chaînes[5]. Le vieux Jérôme, qui avait eu tant de peine à chasser de sa cellule les dangereuses images de Rome, disait à Nepotianus : « Que des pieds de femmes ne passent jamais ou bien rarement le seuil de ton humble demeure. Que toutes les jeunes filles et les vierges du Christ te soient également inconnues ou également chères. N’habite point avec elles sous le même toit, et ne te fie point à ta chasteté passée. Tu ne peux être ni plus saint que David, ni plus sage que Salomon. Souviens-toi toujours que ce fut la femme qui fit chasser le premier hôte du Paradis. Si tu es malade, qu’un saint frère t’assiste, ou bien ta sœur, ou ta mère, ou une autre femme d’une vertu éprouvée aux yeux de tous. Si tu n’as pas des proches de ce genre ou des personnes d’une chasteté connue, l’Église nourrit beaucoup de femmes âgées qui te rendront cet office et recevront de toi le prix de leurs soins, de manière que tu trouveras dans ta maladie même le mérite de l’aumône. Je connais des clercs qui ont recouvré la santé du corps et commencé à perdre celle de l’âme, etc., etc. »

Augustin, qui avait passé par le péril, en avait gardé une grande terreur. Nul saint personnage n’a poussé la prudence jusqu’à une plus extrême sévérité. Jamais femme ne de-


    tous les hommes graves et de bonne foi : Bayle seul, dans son Dict. crit. (art. Saint Augustin), a pu incliner vers l’opinion de Pierre Petit. Le président Cousin, l’auteur de la Réfutation des critiques de M. Bayle sur saint Augustin (Paris, 1732, in-4o), Arnauld d’Andilly, le savant traducteur des Confessions, et plusieurs autres auteurs, ont vu dans le mot crapula, le plaisir de manger et de boire, ou l’excès du manger. Ce dernier sens, conforme au passage de saint Luc (XXI, 34) : Non graventur corda vestra in crapula et ebrietate, nous paraît reproduire avec le plus de vérité la pensée de l’évêque d’Hippone. Ce grand homme, si humble, si sobre, si austère, s’accuse d’avoir mangé parfois un peu au delà du besoin de la nature. Nous avons trouvé, au sujet de l’interprétation de ce passage, une très-bonne lettre à dom Remi Ceillier à la fin du douzième volume du savant bénédictin.

  1. Livre X, chap. 31.
  2. Celui qui aime à déchirer par ses paroles la vie des absents, qu’il sache que cette table lui est interdite.

    Quelques versions portent indignam au lieu de vetitam, mais indignam nous a paru n’avoir pas de sens.

  3. Lettre de saint Jérôme à Nepotianus.
  4. Chap. 23.
  5. Livre de l’Ecclésiaste, chap. 7, vers. 27.