Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/397

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l’apparence de l’action, l’intention du cœur, et la donnée secrète des circonstances !

Mais quand soudain vous commandez une chose extraordinaire, jusqu’alors défendue pas vous, tinssiez-vous cachées pour un temps les raisons de votre commandement, fût-il contraire aux conventions sociales de quelques hommes ; qui doute qu’il ne faille obéir, puisqu’il n’est de société légitime que celle qui vous obéit ? Mais heureux ceux qui savent que c’est de vous que le commandement est venu. Toutes les actions de vos serviteurs sont l’expression des nécessités du présent ou la figure de l’avenir.

Chapitre X.

extravagance des manichéens.

18. Dans mon ignorance, je me raillais de ces hommes divins, vos serviteurs et vos prophètes. Et que faisais-je en riant des saints que vous apprêter à rire de moi ? J’en étais venu peu à peu à la niaiserie de croire que la figue que l’on cueille et l’arbre maternel pleurent des larmes de lait ; et que si un saint selon Manès eût mangé cette figue, innocent toutefois du crime de l’avoir cueillie, c’étaient des anges mêlés à son haleine, c’étaient même des parcelles de Dieu, que, dans les soupirs de l’oraison, la digestion de ce fruit rapportait à ses lèvres ; parcelles du Dieu souverain et véritable à jamais comprimées dans cette substance végétale, si elles n’eussent été dégagées par la dent et l’estomac de l’élu. Malheureux ! je croyais qu’il valait mieux avoir pitié des productions de la terre que des hommes pour qui elle produit. Car si tout autre qu’un Manichéen m’eût demandé quelque chose pour apaiser sa faim, le fruit donné à cet homme m’eût paru comme dévoué au dernier supplice.

Chapitre XI.

prières et larmes de sa mère.

19. Et vous avez étendu votre main d’en-haut, et de ces profondes ténèbres vous avez retiré mon âme[1]. Car, devant vous, votre fidèle servante, ma mère, me pleurait avec plus de larmes que d’autres mères n’en répandent sur un cercueil. Elle voyait ma mort à cette foi, à cet esprit qu’elle tenait de vous, et vous l’avez exaucée, Seigneur. Vous l’avez exaucée, et n’avez pas dédaigné ces larmes dont le torrent arrosait la terre sous ses yeux partout où elle versait sa prière, et vous l’avez exaucée. Car d’où pouvait venir ce songe, qui lui donna tant de consolation qu’elle m’accorda de partager sa demeure et sa table, dont naguère elle m’avait éloigné, dans l’aversion et l’horreur que lui inspiraient mes hérétiques blasphèmes ?

Elle se voyait debout sur une règle de bois, quand vient à elle un jeune homme rayonnant de lumière, serein, et qui souriait à sa douleur morne et profonde. Il lui demande la cause de sa tristesse et de ses larmes journalières, de ce ton qui ne s’informe pas, mais qui veut instruire ; et sur sa réponse qu’elle pleurait ma perte, il lui commande de ne se plus mettre en peine, et de faire attention qu’où elle était, là j’étais aussi, moi. Elle regarda, et me vit à côté d’elle, sur la même règle, debout. Oh ! assurément vous aviez l’oreille à son cœur, Bonté toute-puissante, qui prenez soin de chacun de nous comme s’il était seul, de tous comme de chacun.

20. Et, nouveau témoignage de votre grâce, lorsqu’au récit de sa vision, je cherchais à l’entraîner vers l’espérance d’être un jour elle-même ce que j’étais, elle me répondit sur l’heure sans hésiter : — Non, il ne m’a pas été dit, où il est, tu seras, mais, il sera où tu es. — Je vous confesse, Seigneur, mon souvenir, autant que ma mémoire me le représente, souvenir plus d’une fois rappelé ; je fus frappé de cette parole lancée par ma mère, qui, vigilante à la garde de votre oracle, sans se laisser troubler par le mensonge d’une spécieuse interprétation, vit aussitôt ce qu’il fallait voir, ce que certainement je n’avais pas vu avant sa réponse. Oui, je fus plus frappé de cette parole que de la vision même, présage de ses joies futures, si tardives, et consolation de sa tristesse présente.

Car neuf années s’écoulèrent encore, où, me débattant dans les fanges de l’abîme et les ténèbres du mensonge, après de fréquents efforts pour me relever, et de cruelles rechutes, je gravitais toujours plus au fond. Et cependant cette veuve, chaste, pieuse et sobre, telle que vous les aimez, plus vive à l’espérance, mais non moins assidue à pleurer et gémir, ne cessait aux heures de ses prières d’élever pour moi en votre présence la voix de ses soupirs.

  1. Ps. cxliii, 7.