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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome I.djvu/533

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LETTRES ECRITES AVANT l'EPISCOPAT.

qu’au sage, mais que je fusse comme heureux, de la même manière que nous nous disons hommes, quoique nous le soyons peu en comparaison de l’homme même que Platon avait rêvé ; ou de même que nous appelons certaines choses rondes ou carrées quoiqu’elles ne le soient pas avec cette rigoureuse exactitude, appréciable seulement par un petit nombre d’esprits. J’ai lu votre lettre à la lampe après avoir déjà soupé : j’étais près de me coucher, mais non pas de m’endormir. Et longtemps après m’être mis au lit, je pensais, et je m’entretenais avec moi-même, Augustin avec Augustin : Suis-je heureux, me disais-je, connue il plaît à Nébride de me l’écrire ? Non sans doute, car lui-même n’oserait pas nier combien je suis encore éloigné de la sagesse, Peut-être la vie heureuse est-elle aussi le partage de ceux qui sont peu avancés ? C’est difficile à croire, car n’avoir pas la sagesse n’est-ce pas une grande misère, et y a-t-il une autre misère ici-bas ? D’où lui est donc venue cette idée ? A-t-il osé me croire sage après avoir lu mes petits livres ? Le plaisir d’une lecture ne l’aurait pas rendu aussi téméraire, et je sais trop la prudence accoutumée d’un homme de ce poids. Voici donc pourquoi ; c’est qu’il m’a écrit ce qu’il a cru le plus doux : il a trouvé de la douceur dans mes livres et me l’a dit avec satisfaction et n’a pas pris garde à ce qu’il confiait à la joie de sa plume. Que serait-ce s’il avait lu les Soliloques ? il eût été enivré, et cependant il n’aurait trouvé rien de plus à me dire que quand il m’a appelé heureux. Il m’a donné tout d’abord le nom le plus élevé et ne s’est rien réservé pour me témoigner un plus grand contentement : voyez ce que fait la joie !

2. Mais où est cette heureuse vie ? où donc est-elle ? Oh 1 si elle existait, elle rejetterait les atomes d’Épicure. Oh ! si elle existait, elle saurait qu’il n’y a rien au-dessous du monde. Oh ! si elle existait, elle saurait que l’extrémité d’une sphère tourne plus lentement que son milieu, et autres choses semblables qui me sont pareillement connues. Mais comment et à quel degré suis-je heureux, moi qui ignore pourquoi le monde est grand comme il est, avec des figures qui ne l’empêcheraient pas d’être infiniment plus grand ? Comment ne me dirait-on pas, ou plutôt comment ne serions-nous pas forcés d’avouer que les corps sont divisibles à l’infini, de manière que d’un corps, quel qu’il puisse être, il sortira toujours, pour former une grandeur déterminée, un nombre certain de petits corps ? Ainsi donc, comme il n’y a pas de corps dont on doive dire qu’il est le plus petit possible, pourquoi dirions-nous que le monde est si grand qu’un plus grand ne peut pas être ? à moins par hasard qu’il n’y ait une importante vérité dans ce que je dis un jour secrètement a Alype, savoir que le nombre intelligible croît jusqu’à l’infini sans pouvoir subir cependant une diminution infinie, car on ne trouve rien au-dessous de l’unité, et qu’au contraire le nombre sensible (et quel nombre sensible y a-t-il que la quantité des corps ?) peut diminuer et non pas croître jusqu’à l’infini. Et c’est pourquoi peut-être les philosophes font consister les richesses dans les choses intelligibles et la pauvreté dans les choses sensibles. Quoi de plus malheureux en effet que de pouvoir toujours aller en diminuant ? Et quelle heureuse richesse au contraire que de croître tant qu’on veut, d’aller où l’on veut, de revenir quand on veut, jusqu’où l’on veut, et de beaucoup aimer ce qui ne peut jamais diminuer ! Car quiconque comprend ces nombres n’aime rien tant que l’unité ; ce qui n’est pas étonnant, puisque c’est par elle qu’on aime le reste. Mais, encore une fois, pourquoi le monde est-il grand comme il est ? il pouvait l’être un peu plus ou un peu moins. Je l’ignore. Il est ainsi. Et pourquoi occupe-t-il tel point de l’espace plutôt que tel autre ? On ne doit faire sur cela aucune question, car une nouvelle question resterait toujours à faire. Ce qui me préoccupait beaucoup, c’est que les corps se divisent jusqu’à l’infini ; peut-être y a-t-il été répondu, en parlant de la force contraire du nombre intelligible.

3. Mais attendez. Voyons, disais-je encore, ce je ne sais quoi qui se présente à mon esprit. Ce monde sensible est assurément l’image de je ne sais quel autre monde intelligible. Or, il y a quelque chose de merveilleux dans la façon dont les miroirs nous retracent les images ; quelque grands qu’ils soient, ils n’agrandissent pas les images, celles même des plus petits corps ; les petits miroirs au contraire, comme les prunelles des yeux, diminuent les plus grandes images [1] On diminue donc les images des corps en diminuant les miroirs, et, si vous les augmentez, vous n’augmentez pas les images. Il y a là certainement

  1. Ce qui est vrai des miroirs qui ne sont pas en verre.