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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/333

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passion ? Car les méchants, comme les bons, ont tous ce désir de vivre sans crainte ; mais voici la différence. Les bons y tendent en renonçant à l’amour des choses dont la possession est inséparable du danger de les perdre, tandis que les méchants, préoccupés d’en jouir avec sécurité, prennent continuellement à tâche d’écarter tous les obstacles, et mènent par suite une vie criminelle et scélérate, dont le vrai nom est la mort. — E. Je reviens sur mes pas ; car je trouve un grand charme dans l’analyse exacte de cette cupidité coupable que l’on nomme passion. Il est maintenant évident pour moi qu’elle consiste dans l’amour des choses qu’on peut perdre malgré soi.


CHAPITRE V.


AUTRE OBJECTION, TIRÉE DE L’HOMICIDE COMMIS SUR UN HOMME QUI NOUS FAIT VIOLENCE, ET PERMIS PAR LES LOIS HUMAINES.

11. A. Cherchons donc maintenant, je te prie, si la passion domine aussi dans les sacrilèges, que la superstition produit en si grand nombre. — E. Prends garde que cette question ne soit prématurée ; il faut auparavant examiner si la passion est complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement. — A. Comment être d’avis que la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ? Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, josqu’à tuer un homme ? — E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme, menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la perpétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi.

12. A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que se défendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’a portée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passion quelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argent d’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.


Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable, et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment donc la violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi