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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/489

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de grossier à la lubricité des sens. C’est cette union intime de l’âme avec la chair, suite des émotions sensibles, que l’Écriture sainte appelle du nom de chair. C’est la chair qui lutte contre l’esprit, et on peut alors répéter le mot de l’Apôtre : « J’obéis par l’esprit à la loi a de Dieu, et par la chair, à la loi de péché[1] ». Mais quand l’âme s’attache aux choses spirituelles et qu’elle s’y fixe avec une fermeté invincible, cette habitude perd de sa force, et insensiblement, à mesure qu’elle est combattue, elle s’efface et disparaît. L’habitude en effet était plus puissante, quand nous lui obéissions docilement : sans être entièrement anéantie, elle perd beaucoup de son énergie quand nous la réprimons ; c’est en s’arrachant ainsi à tous les mouvements désordonnés qui ravissent à l’âme la plénitude de son être, que notre vie tout entière se rattache à Dieu par le charme des harmonies de la raison : la conversion de l’âme est alors complète ; elle donne au corps l’harmonie de la santé sans en recevoir aucune joie, bonheur réservé à l’homme qui meurt aux choses du dehors et qui se tourne vers une existence plus haute.

CHAPITRE XII.

DES NOMBRES SPIRITUELS ET ÉTERNELS.

34. La mémoire ne recueille pas seulement les mouvements matériels de l’âme, dont l’harmonie a été considérée plus haut ; elle recueille aussi les mouvements spirituels dont je vais dire seulement quelques mots. Plus ils sont simples, moins ils exigent de paroles, plus ils demandent l’élévation d’une âme calme. Cette égalité que les harmonies sensibles ne nous offraient pas dans sa perfection continue et durable, et dont nous ne reconnaissions qu’une ombre fugitive, ne serait jamais pour l’âme l’objet d’un désir si elle n’existait pas quelque part. Or elle ne peut exister dans les divisions de l’espace ou du temps celles-ci se grossissent, celles-là s’évanouissent. Où se trouve-t-elle donc, à ton avis ? Réponds-moi si tu le peux. Sans doute tu ne te figures pas qu’elle réside dans les formes des corps où tu découvriras par l’examen le plus simple un défaut de proportion ; ce n’est pas non plus dans les intervalles des temps : car nous ne savons pas toujours s’ils n’ont pas une étendue trop longue ou trop courte que l’oreille ne peut saisir. Je te demande donc où se trouve enfin cette harmonie parfaite, sur laquelle nous fixons notre esprit, quand nous aspirons à trouver dans certains corps ou dans certains mouvements des corps une exacte proportion, qu’un examen attentif nous fait trouver imparfaite. — L’E. Elle est sans doute dans le monde supérieur au monde sensible : seulement j’ignore si elle réside dans l’âme ou dans ce qui est supérieur à l’âme.

35. Le M.Eh bien ! dans l’art du rythme ou du mètre dont les poètes suivent les règles, y a-t-il, à ton avis, une harmonie d’après laquelle ils composent leurs vers ? — L’E. Il m’est impossible de penser le contraire. — Le M. Cette harmonie, quelle qu’elle soit, passe-t-elle avec le vers, ou est-elle durable ? — L’E. Elle est durable. — Le M. Donc il faut reconnaître qu’une harmonie fugitive naît d’une harmonie durable. — L’E. Cette conséquence est rigoureuse, à mon avis. — Le M. Et cet art ? qu’est-ce, à tes yeux, sinon une aptitude de l’esprit initié à l’art ? — L’E. C’est cela même. — Le M. Crois-tu que cette aptitude se rencontre dans un esprit qui n’est pas initié à cet art ? — L’E. En aucune façon. — Le M. Et dans un esprit qui l’a oublié ? — L’E. En aucune façon également : car il n’y est plus initié, quoiqu’il ait pu l’être autrefois. — Le M. Et si on l’en fait ressouvenir par des interrogations ? Crois-tu que les principes de cette harmonie passent de l’esprit de celui qui l’interroge au sien ? Ou plutôt, ne s’opère-t-il pas un mouvement intérieur qui lui fait retrouver les idées qu’il avait laissé échapper ? — L’E. Je crois que ce mouvement, part de son propre fond[2]. — Le M. Eh ! crois-tu qu’on puisse lui rappeler, en l’interrogeant, la quantité brève ou longue d’une syllabe qu’il a complètement oubliée, quand, parmi les syllabes, les unes sont devenues brèves, les autres longues, en vertu d’une convention ou d’un usage de l’antiquité ? Car, si cette quantité était fixe et invariable, d’après les lis de la nature ou les principes de l’art, on ne verrait pas des gens fort habiles de notre siècle allonger des syllabes que l’antiquité a faites brèves, ou faire brèves des syllabes que l’antiquité a allongées. — L’E. On le peut, je crois ; car il n’y a rien de si

  1. Rom. 7, 26.
  2. On reconnaît ici, comme dans d’autres ouvrages de saint Augustin, la doctrine Platonicienne de la Réminiscence exposée en termes presque identiques dans le Menon. Leibnitz y voit avec raison une preuve de l’innéité des idées.