la beauté de l’or perd son éclat par son mélange avec l’argent le plus fin. Ainsi donc ne retranchons pas des œuvres de la Providence ces harmonies qui prennent naissance dans la condition mortelle, notre châtiment ici-bas ; car elles ont leur beauté particulière ; ne les aimons pas non plus comme si nous voulions demander le bonheur à de pareilles jouissances. Puisqu’elles sont temporelles, saisissons-les comme une planche sur les flots : ce n’est pas en les rejetant comme un fardeau ni en nous y attachant comme à un solide moyen de salut, c’est en les employant à un bon usage, que nous parviendrons à nous en passer. Et si nous aimons notre prochain dans toute l’étendue du commandement divin, nous trouverons dans cet amour l’échelle qui nous fait remonter jusqu’à Dieu : alors loin d’être emprisonnés dans l’ordre universel qu’il a établi, nous observerons tranquillement et sans orage l’ordre qui nous est spécial.
47. Que l’âme s’attache à l’ordre, les harmonies sensibles n’en sont-elles pas la preuve évidente ? D’où vient en effet la succession établie entre les différents pieds, le pyrrhique d’abord, puis l’iambe, en troisième lieu le trochée, et ainsi des autres ? Tu vas me dire, il est vrai, que c’est la raison et non l’oreille qui a fixé cette succession, et cela est juste. Mais au moins ne faut-il pas reconnaître comme un privilège de l’oreille l’instinct qui l’empêche de confondre huit syllabes longues avec seize brèves, quoique leur durée soit la même ? Et quand la raison contrôle cette impression de l’oreille et qu’elle est avertie que le procéleusmatique est un équivalent du spondée, elle n’en trouve d’autre preuve sérieuse que la beauté même de l’ordre : car une syllabe longue n’est longue que par comparaison avec une brève, une brève n’est brève que par comparaison avec une longue, et par conséquent, si on prononce un vers iambique, en allongeant les syllabes autant qu’on voudra, pourvu qu’on garde toujours le rapport de fin à deux, dans la mesure, le vers garde aussi son nom d’iambique : au contraire, si on prononce lentement un vers composé de pyrrhiques, il se change en un vers spondaïque, au point de vue, non de la prosodie, mais de la musique. Quant au vers dactylique ou anapestique, comme le mélange des brèves et des longues fait apprécier leur quantité relative, quelque temps qu’on mette à le prononcer, il garde son nom[1]. Pourquoi d’ailleurs n’emploie-t-on pas la même marche pour mettre des demi-pieds complémentaires soit à la fin soit au commencement du mètre, et ne peut-on se servir indifféremment de tous les demi-pieds qui se frappent de la même manière ? Pourquoi aime-t-on mieux parfois placer à la fin deux brèves que deux longues ? N’est-ce pas là une exigence de l’oreille ? Ce qui domine ici, ce n’est pas le rapport d’égalité, puisque la — mesure est la même avec une longue ou deux brèves, c’est un rapport d’ordre. Il serait trop long d’étudier dans les mesures de temps tout ce qui a trait à cette question. En un mot, l’oreille même rejette-les formes qu’approuvent les yeux, soit à cause de leur monotonie exagérée, soit à cause de leur commencement à contre-temps, et autres défauts analogues où elle condamne, non un rapport d’inégalité, puisque la symétrie des parties subsiste, mais une fausse harmonie[2]. Enfin lorsque, dans toutes les opérations de nos sens, nous nous accoutumons peu à peu à des actes que le défaut d’habitude nous rend pénibles à divers degrés, et que nous finissons par trouver agréable ce que d’abord nous avions eu peine à souffrir ; n’employons-nous pas l’ordre pour ourdir ainsi comme une trame de plaisirs, sans agréer jamais nu tout dont le commencement, le milieu et la fin ne forment pas un ensemble harmonieux ?
48. Donc, ne plaçons nos joies ni dans les plaisirs de la chair, ni dans les grandeurs et la gloire du monde, ni dans la recherche des choses qui agissent du dehors sur les organes : possédons au fond de nous-mêmes Dieu, qui n’offre à notre amour que des beautés immuables et éternelles : de la sorte, les choses du temps se présentent à nous sans nous engager dans leurs liens ; les objets extérieurs au corps s’éloignent sans nous causer de douleur ; le corps lui-même se décompose sans souffrance, ou sans souffrance trop vive, et se trouve rendu à sa nature première pour recevoir une forme nouvelle. Une foule de troubles et de peines naissent de l’attention que l’âme donne au corps, de son attachement à une œuvre unique et particulière au mépris de la loi universelle,