comme nous-mêmes ? Si donc nous rattachons à cette fin tous les mouvements et tous les nombres de l’activité humaine, nous serons purifiés sans nul doute. N’es-tu pas de mon avis ? — L’E. Assurément. Mais si ce principe est bientôt connu, il est dans la pratique d’une extrême difficulté.
44. Le M. Et qu’y a-t-il donc de facile ? Est-ce d’aimer les couleurs, le chant, les mets délicats, les roses, les objets mœlleux et polis ? Quoi ! il est facile à l’âme d’aimer des objets où elle cherche uniquement l’harmonie et la proportion, et qui ne lui offrent, si elle les considère avec un peu d’attention, qu’une ombre et une trace fugitive de ces beautés ; et il lui serait difficile d’aimer Dieu en qui sa faible pensée, toute corrompue et tout altérée, ne peut apercevoir aucune disproportion, aucun changement, aucune limite dans l’espace, aucune succession dans le temps ? Trouvera-t-elle son bonheur à élever de magnifiques édifices, à développer son activité dans des œuvres de ce genre ? Mais si l’harmonie la charme dans de pareilles œuvres, et je n’y vois pas une autre cause de plaisir, quelle beauté de proportion et d’ensemble y trouverait-elle qui ne soit ridicule au point de vue du pur idéal ? Et s’il en est ainsi, pourquoi se laisse-t-elle tomber de ce véritable centré de l’harmonie à ces misères, et élève-t-elle avec ses propres débris des ouvrages de boue ? Telle n’est pas la promesse de Celui qui ne sait pas tromper : « Mon joug, dit-il, est léger[1]. » L’amour du monde entraîne plus de peines : car les biens que l’âme y cherche, je veux dire l’immuable et l’éternel, elle ne les y trouve pas ; car cette infime beauté du monde n’existe que par le mouvement des choses et ce qui offre en elle l’apparence de l’immutabilité, lui vient de Dieu par l’âme ; par l’âme qui,- ne changeant qu’avec le temps, prime le monde qui change avec le temps et les lieux[2]. C’est pourquoi, si, le Seigneur a prescrit aux âmes ce qu’elles doivent aimer, l’apôtre Jean leur a prescrit ce qu’elles doivent haïr : « N’aimez pas le monde, « parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et vanité du siècle[3]. »
45. Que penser de l’homme quand il assigne pour but à tous les nombres qui ont le corps pour objet et qui sont sine réaction contre les impressions corporelles, ou qui, à la suite de ceux-ci, naissent et se gardent dans la mémoire, moins les plaisirs de la chair, que la santé du corps ; quand il voit dans les nombres qui se produisent soit pour entretenir soit pour faire naître l’union des âmes, et dans ceux qui à leur suite se gravent dans la mémoire, un moyen, non d’exercer un empire d’orgueil, mais d’être utile aux âmes elles-mêmes ; quand enfin il se sert des nombres soit sensibles soit rationnels, régulateurs souverains des nombres qui passent successivement dans l’oreille, non pour satisfaire une curiosité inutile ou dangereuse, mais pour donner une approbation ou un blâme nécessaire ? Ne voit-il pas s’élever en lui tous les nombres sans être jamais enveloppé dans leur réseau ? Car, il se propose la santé du corps, pour n’éprouver jamais de peine, et il ramène tous ses actes à l’utilité du prochain qu’il a reçu l’ordre d’aimer comme lui-même, en vertu de la communauté de droits qui lie tous les hommes entre eux. — L’E. Tu traces là le portrait d’un homme supérieur ou plutôt l’idéal de la vertu humaine.
46. Le M. Par conséquent, ce n’est pas l’harmonie inférieure à la raison et belle en son genre, mais l’amour de la beauté inférieure qui dégrade et avilit l’âme. Aime-t-elle dans cette beauté, et l’harmonie, dont nous avons assez parlé selon le plan de cet ouvrage, et l’ordre ? aussitôt elle est déchue de l’ordre supérieur auquel elle appartient ; elle ne sort pas pour cela de l’ordre universel ; car elle est alors dans un rang et à une place où une hiérarchie parfaite appelle les âmes ainsi dégradées. S’assujettir à l’ordre ou être assujetti dans les liens de l’ordre sont choses bien différentes. L’âme s’assujettit à l’ordre, quand elle s’attache tout entière à ce qui est au-dessus d’elle, je veux dire à Dieu, et qu’elle aime comme elle-même les autres âmes ses sœurs. Par la force de cet amour elle règle les choses inférieures et n’en est pas corrompue ni souillée. Ce qui souille l’âme, en effet, n’est pas ma[4] ; car le corps même est un ouvrage de Dieu, il est orné de sa beauté particulière, quoique d’un ordre inférieur, et ce n’est qu’au prix de la dignité de l’âme qu’il est bas et méprisable, de même que
- ↑ Mat. 11, 30.
- ↑ Rét. liv. 1, ch. 11, n. 4.
- ↑ 1 Jean, 2, 15,16
- ↑ Ce n’est pas l’objet même qui souille, c’est l’abus qu’on en fait. Qu’on se rappelle le fruit défendu.