Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XII.djvu/348

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il épargnerait la cité s’il y trouvait cinquante justes. Abraham insista en diminuant le nombre de cinq, et demanda au Seigneur s’il épargnerait la ville en faveur de quarante-cinq justes qui s’y trouveraient. Le Seigneur répondit qu’il l’épargnerait en faveur de quarante-cinq justes. Mais pourquoi une plus longue énumération ? Abraham en vint à proposer dix justes et demanda au Seigneur s’il perdrait ces dix justes avec la multitude des coupables, ou s’il épargnerait la ville tout entière en leur faveur. Le Seigneur répondit qu’il ne détruirait pas la ville s’il s’y trouvait seulement dix justes[1]. Que disons-nous donc, mes frères ? Voici que des hommes qui lisent nos Ecritures avec des intentions hostiles et non par esprit de piété, nous abordent hardiment et nous disent, au sujet de la ruine de Rome : Il ne s’y trouvait donc pas seulement cinquante justes ? Dans toute celte multitude de chrétiens, de religieuses, de vierges, de serviteurs et de servantes de Dieu, on n’aurait donc pu trouver ni cinquante, ni quarante, ni trente, ni vingt, ni même dix justes ? Et si cette supposition n’est point admissible, pourquoi Dieu n’a-t-il pas épargné la cité en faveur de cinquante, ou même en faveur de dix justes ?

L’Ecriture ne trompe pas, pourvu que l’homme ne se trompe pas lui-même. Quand on parle de la justice. Dieu répond sur la justice, et ces justes qu’il cherche, ce sont des justes selon la règle divine, et non selon la règle humaine. Je réponds donc immédiatement : ou bien il y a trouvé tous ces justes et alors il a épargné la cité ; et s’il ne l’a pas épargnée, c’est qu’il n’a pas trouvé ces justes. Il est manifeste, me dit-on, que Dieu n’a pas épargné la ville. Je réponds que pour moi cela n’est pas du tout manifeste. Est-ce que Rome a été détruite, comme Sodome l’a été ? Quand Abraham interrogea le Seigneur, il s’agissait de Sodome. Le Seigneur répondit : Je ne détruirai pas la ville, mais il ne dit pas : je ne la punirai point. Il n’a point épargné, mais il a détruit Sodome ; il la consuma sous un déluge de feu, sans attendre ce terrible jugement qu’il réserve à tous les autres pécheurs. Aucun habitant ne s’échappa de Sodome ; il n’y resta ni hommes, ni animaux, ni maisons, tout fut dévoré par les flammes. Voilà comment Dieu détruisit la cité. Quant à la ville de Rome, combien en sont sortis et y retourneront ! combien y sont restés et s’en échapperont ! combien qui dans les lieux saints n’ont souffert aucune violence ! Mais, disent-ils, on y a fait une multitude de captifs. Daniel ne fut-il pas envoyé lui-même en captivité non point pour être puni, mais pour devenir le consolateur de ses frères ? Beaucoup, ajoute-t-on, ont été mis à mort. C’est aussi le sort que subirent un si grand nombre de saints prophètes depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie[2], et tous les apôtres, et enfin le Seigneur même des prophètes et des apôtres. Beaucoup, disent-ils, ont été victimes de tourments aussi atroces que variés. Pensons-nous qu’aucun d’eux ait autant souffert que Job ?

3. Quel horrible récit nous a été fait de ce désastre ! la ruine, l’incendie, le pillage, le massacre, des barbaries de toute sorte. Nous avons reçu beaucoup de détails des plus navrants, nous avons gémi sur tous ces malheurs, souvent nous avons versé des larmes, sans vouloir aucune consolation dans nos douleurs. Oui, je l’avoue, de grands maux nous ont été racontés, de grands malheurs sont venus fondre sur la ville de Rome.

CHAPITRE III.

les malheurs de job surpassent encore ceux de la ville de rome.

Cependant, mes Frères, et j’appelle ici toute votre attention, nous avons lu dans le livre de Job, qu’après avoir perdu toutes ses richesses, tous ses enfants, ce saint patriarche ne put même conserver sain et sauf son propre corps, le seul bien qui lui restât. Couvert d’ulcères depuis les pieds jusqu’à la tête, il se tenait assis sur un fumier, où il voyait son corps tombant en pourriture, dévoré par les vers et en proie aux douleurs les plus atroces. Si l’on venait nous annoncer que la cité tout entière est ainsi assise, qu’il n’y a plus en elle aucune partie saine, qu’elle n’est plus qu’une vaste et profonde blessure, que les vivants y sont rongés par les vers, comme les morts le sont par la pourriture ; de ces deux maux, cet état que je dépeins, ou la guerre que nous déplorons, lequel nous paraîtrait le plus affreux ? Il me semble que le corps humain a moins à craindre du glaive que des vers ; j’aimerais mieux voir le sang jaillir d’une blessure, que la pourriture distiller la

  1. Gen. xviii, 23, 32.
  2. Matt. xxiii, 35.