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ruption présente, et ne pensait nullement aux flammes éternelles. Job supportait le mal présent, pour échapper au mal futur. Il écartait de son cœur toute mauvaise pensée, et de sa langue toute parole de blasphème ; dans la corruption de son corps il conservait toute l’intégrité de son âme. Il voyait quelles souffrances il s’épargnait pour l’avenir : voilà pourquoi il supportait avec patience celles du moment. De même, quand un chrétien souffre quelque douleur dans son corps, qu’il pense à l’enfer, il trouvera légères toutes les peines de cette vie. Qu’il ne murmure pas contre Dieu ; qu’il ne dise pas : Que vous ai-je donc fait, ô mon Dieu, pour m’affliger de la sorte ? Qu’il répète ce que disait Job malgré sa sainteté : « Vous avez recherché tous mes péchés et vous les avez scellés comme dans un sac[1] ». Lui qui souffrait, non pas pour être puni, mais pour être éprouvé, n’aurait pas osé dire qu’il était sans péché. Que celui qui souffre imite son langage.

CHAPITRE V.

rome possédait-elle des justes qui pussent lui mériter son salut ?

5. Rome renfermait assurément cinquante justes, et même des milliers, si nous ne jugeons de leur justice que d’après nos idées humaines ; au contraire, si nous voulons leur appliquer la règle de la perfection véritable, il ne nous est plus possible d’y trouver un seul juste. Tout Romain qui oserait se dire parfaitement juste, m’entendrait lui répondre : « Etes-vous donc plus sage que Daniel[2] ? » Ecoutez-le confessant ses propres péchés[3]. Cette confession était-elle un mensonge de sa part ? Dans ce cas, ce mensonge à lui seul aurait suffi pour le rendre coupable. Cependant certains hommes se permettent quelquefois ce singulier raisonnement : l’homme juste doit se dire pécheur devant Dieu ; quoiqu’il sache qu’il est sans péché, qu’il dise toujours à Dieu : Je suis coupable de péché. Je m’étonnerais que l’on trouvât de la sagesse dans un semblable conseil. Et qui donc vous a rendu sans péché ? N’est-ce pas Dieu qui seul a le pouvoir de guérir votre âme ? Vous n’avez pas de péché, c’est possible. Cependant considérez-vous attentivement, et vous trouverez, non pas un péché, mais des péchés. Pourtant si vous êtes réellement sans péché, n’est-ce point grâce à celui à qui vous avez dit : « J’ai crié : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous[4] ? » Si donc votre âme est sans péché, c’est qu’elle a été parfaitement guérie ; et si votre âme a été parfaitement guérie, pourquoi pousser l’ingratitude à l’égard de votre médecin jusqu’à lui dire qu’il vous reste encore des blessures quand votre santé est parfaite ? Votre corps est languissant ou blessé ; vous le montrez au médecin eu lui demandant de vous guérir ; il vous exauce et vous rend une santé parfaite. Et vous oseriez lui dire : Je ne suis pas guéri ? Mais ne serait-ce pas la plus noire ingratitude, voire même l’outrage le plus sanglant ? Voici que Dieu vous a guéri, et vous osez lui dire : Je porte encore une blessure ? Ne craignez-vous pas qu’il vous réponde : Je n’ai donc rien fait pour vous, ou tout ce que j’ai fait a été vain ; n’ai-je droit à aucune récompense, n’ai-je mérité aucune louange ? Plaise à Dieu de nous soustraire à une semblable folie, à des raisonnements aussi mensongers ! Que l’homme dise : Je suis pécheur, quand il est pécheur ; qu’il dise : Je suis dans le péché, parce qu’il est dans le péché. S’il était sans péché, il serait plus sage que Daniel.

Permettez-moi, mes frères, de résoudre enfin cette question. Si nous donnons le nom de justes à tous ceux dont la vie ne soulève aucune plainte de la part des hommes ; certes ces justes se trouvaient en grand nombre dans la ville de Rome, et c’est en leur considération que Dieu en a épargné les habitants et a permis à une multitude d’entre eux d’échapper à la mort. Quant à ceux qui sont morts, Dieu n’a pas laissé que d’user de miséricorde à leur égard. S’ils sont morts dans la grâce, dans la justice, dans la vraie foi, ils ont été pour toujours à l’abri des misères humaines, et sont parvenus dans le lieu du rafraîchissement et du repos. Ils sont morts après les tribulations, comme ce pauvre de l’Evangile expirant à la porte du mauvais riche. Mais ils ont souffert la faim ? il l’avait soufferte également. Ils ont reçu des blessures ? il en avait reçu également ; et peut-être n’ont-ils pas vu comme lui des chiens léchant leurs cicatrices. Ils sont morts ? il est mort également ; mais voyez de quelle mort : « Ce pauvre mourut aussi, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham[5] ».

  1. Job. xiv, 16, 17.
  2. Ezech. xxviii, 3.
  3. Dan. ix, 20.
  4. Ps. xl, 5.
  5. Luc, xvi, 20, 22.