Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 26 —

D’où vient donc la forme fabliau ? Elle appartient aux dialectes du Nord-Est[1] Les savants des derniers siècles, le président Fauchet, le comte de Caylus, ont trouvé cette forme dans des manuscrits picards et l’ont adoptée, sans se douter qu’elle fût dialectale. Leur erreur, déplorable, s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Nous ne devrions pas plus dire fabliau que nous ne disons : biau, châtiau, tabliau. Fabliau est un provincialisme.

Les défenseurs de fableau ont donc pour eux la phonétique et la logique, comme tous les puristes. Mais ils ont contre eux, précisément, d’être des puristes. Nous pouvons déplorer qu’une forme inexacte ait ainsi fait fortune. Nous pouvons regretter d’être venus trop tard dans un monde trop vieux, et qui, depuis les temps lointains du président Claude Fauchet[2] et de Huet, évêque d’Avranches[3] dit fabliau ; — ou trop tôt, dans un monde trop jeune, qui ne dit pas encore fableau. Mais ceux qui soutiennent fableau ne doivent pas se dissimuler que, s’ils méritent peut-être la reconnaissance future de nos petits-neveux, ils affrontent assurément l’imperceptible sourire de nos contemporains. J’avoue n’avoir pas ce courage, pour défendre une cause si indifférente.

Il y a, d’ailleurs, ici, outre cette question de bon goût, une menue question de principe. Avons-nous donc le droit de réformer les mots mal constitués de notre langue ? Il nous déplaît de dire trouvère, alors que nous ne disons pas emperere ; mais nous ne sommes pas plus autorisés à dire trouveur que sereur, au lieu de sœur. De même pour notre mot : les anciens érudits l’ont pris à des manuscrits picards et n’ont pas eu tout à fait tort : la forme fabliau est en effet plus fréquente dans les manuscrits que sa concurrente, parce que la Picardie est la province qui paraît avoir le plus richement développé ce genre, et il est juste, en un sens, que la forme du mot conserve pour nous la marque de ce

  1. Fabliaus était un dissyllabe : (Cis fabliaus aus maris promet…… MR, III, 57). — (Par ces initiales MR, je désigne l’édition des fabliaux de MM. de Montaiglon et Raynaud).
  2. « Nos trouverres… alloyent par les cours resjouir les princes, meslant quelquefois des fabliaux : qui estoient comptes faicts a plaisir. » Fauchet, Œuvres, 1610, fo 551, ro.
  3. Huet, Traité de l’origine des romans, p. 159 de l’édit. de 1711 : « Les jongleurs et les trouverres coururent la France, débitant leurs romans et fabliaux. »