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relié en parchemin, imprimé en caractères gothiques. C’était un recueil factice de soixante et une farces ou moralités françaises du xvie siècle. Or, cinquante-sept de ces pièces ne nous sont connues que par cet unique exemplaire. Ainsi, un siècle environ après l’invention de l’imprimerie, notre répertoire comique était si peu à l’abri de la destruction que ce qui nous en reste serait diminué du quart, s’il n’avait plu à quelque amateur, à un bon Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers lois, de collectionner des farces françaises. Et les manuscrits du xiiie siècle sont presque aussi rares que les plaquettes gothiques du xvie !

Une observation très simple et plus directe nous donnera une juste idée du grand nombre de fabliaux qui ont disparu. Sur nos 147 fabliaux, 92 sont anonymes ; les 55 autres portent le nom de trente auteurs différents, ou environ[1], ce qui attribue à chacun deux pièces en moyenne. On peut donc conjecturer, par analogie, que les 92 fabliaux anonymes sont l’œuvre de 40 autres poètes. Notre recueil de fabliaux représenterait donc une part de l’œuvre collective de 75 poètes environ. Remarquons que la plupart d’entre eux étaient des jongleurs de profession, qui vivaient des contes qu’ils composaient et récitaient. En supposant que chacun ait, pendant tout le cours de sa vie, composé 12 fabliaux seulement, l’œuvre des 75 trouvères comprendrait un millier de pièces : et voilà notre collection sextuplée. Or, il faudrait considérer non pas seulement 75 trouvères, mais, au moins, le double.

Il a donc péri un nombre de fabliaux difficilement appréciable, mais très grand. Un trouvère, Henri d’Andeli, nous donne un renseignement curieux : écrivant un grave dit historique, il nous fait remarquer que — ce poème n’étant pas un fabliau — il l’écrit sur du parchemin, et non sur des tablettes de cire[2]. Aussi n’avons-nous conservé d’Henri d’Andeli qu’un seul fabliau, charmant d’ailleurs, et s’il nous est parvenu, c’est miracle. On n’estimait pas que ces amusettes valussent un feuillet de parchemin.

  1. Il est malaisé de dire, au juste, s’ils sont 25 ou 30, car plusieurs fabliaux sont attribues à un certain Guerin ou à un certain Guillaume, et le même nom Guerin, Guillaume est peut-être la signature de plusieurs jongleurs.
  2. Le dit du chancelier Philippe, vers 255-8 (édit. Héron).