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Pourtant — ceci est plus surprenant — certaines inductions nous permettent de croire que, si nous possédons seulement l’infime minorité des fabliaux, nous en avons pourtant l’essentiel. Une sorte de justice distributive a guidé le hasard dans son œuvre de destruction. Elle nous a conservé ceux que le moyen âge reconnaissait pour les plus accomplis. Voici sur quoi se fonde cette conjecture : parmi les allusions nombreuses à des contes alors célèbres que l’on rencontre chez les divers écrivains du moyen âge, un très petit nombre se réfèrent à des fabliaux perdus[1] ; presque toutes nous rappellent des fabliaux de notre collection. — Par exemple, Jehan Bedel nous dit qu’il a composé sept fabliaux[2] : nous les possédons en effet tous les sept. — L’auteur du roman d’Eustache le moine nomme des voleurs célèbres : Barat, Travers, Haimet[3] : or, vous trouverez dans notre collection le fabliau de Barat, de Travers et de Haimet[4]. — Deux jongleurs, en un plaisant dialogue[5], énumèrent les pièces les plus remarquables de leur répertoire, et dans le nombre, sept fabliaux : or, vous pourrez lire, dans le recueil de MM. de Montaiglon et Raynaud, ces sept fabliaux. — Le fait le plus significatif est que nos 147 poèmes ne sont pas 147 contes distincts, mais que plusieurs sont des doublets d’autres fabliaux également conservés, et que tel de ces pauvres poèmes reparaît deux, trois, quatre fois remanié[6], tout comme une noble chanson de geste. On peut conclure de ces menues observations que notre collection, si mutilée soit-elle, représente excellemment le genre ; fait aisément explicable, si l’on songe que les manuscrits des fabliaux ne sont pas, en général, des manuscrits de jongleurs

  1. En voici une pourtant (MR, V, p. 166). Un mari bat un prêtre si fort

    C’onques li bons vilains Mados
    Qui le tenoit por Curoïn
    Ne feri tant sor Baudoin
    Quant il traist Drian de la fosse.

    Qui sont ces Madot, Curoïn, Baudoin, Drian ? Sans doute les personnages de quelque fabliau perdu.

  2. Dans le prologue du fabliau des Deux chevaux, MR, I, 13.
  3. Éd. F. Michel, v. 298.
  4. MR, IV, 97.
  5. MR, I, 1, De deux troveors ribaus.
  6. Tels sont : la Bourgeoise d’Orléans, Berengier, les Braies au Cordelier, Gomhert et les deux clercs, les Tresses, la Housse partie, la Male honte, la Longue nuit, etc.