Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/71

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a chaque conte à une légende plus ancienne, et chaque légende « à un mythe primitif[1] »

On sait comment cette méthode a été depuis trente ans appliquée de toutes parts — et souvent compromise — de Dasent et de Von  Hahn à M. André Lefèvre, par cette école de savants si habile à mettre les rigueurs de la philologie au service des caprices de l’imagination. On sait comment, aujourd’hui encore, M. de Gubernatis prétend démontrer, par l’examen de contes comme Cendrillon et Psyché, que « les nouvelles populaires, en Toutes leurs parties essentielles et en beaucoup de leurs détails, reposent sur un fondement mythologique, et que les contes sont, le plus souvent, des mythes disloqués, élémentaires, qui sont venus, comme des molécules plus légères, s’agréger à des corps plus denses ».

Mais laissons, comme de juste, à M. Max Müller le soin d’exposer plus complètement la théorie. Nul mieux que lui n’a su envelopper de poésie cette vision préhistorique. Il a vu de ses yeux « la nourrice qui berçait sur ses puissants genoux les deux ancêtres des races indiennes et germaniques » et leur disait les mythes primitifs. Il a suivi ces mythes, dans leur long exode, jusqu’au jour où les divinités, traquées par les exorcismes chrétiens, trouvèrent asile dans les contes, et où, ne pouvant se résigner à laisser mourir les dieux d’hier, « les vieilles grand’mères au cœur tendre, ne fût-ce que pour faire tenir tout le petit monde tranquille, » répétèrent aux enfants, sous la forme de contes inoffensifs, leurs légendes, sacrées la veille encore.

« Grecs, Latins, Celtes, Germains et Slaves, dit M. Max Mül1er, nous vînmes tous de l’Orient par groupes de parents et d’amis, en laissant derrière nous d’autres amis, d’autres parents, et après des milliers d’années, les langues et les traditions de ceux qui allèrent à l’Est et de ceux qui allèrent à l’Ouest pré-

  1. C’est cette formule, souvent répétée, que, par une curieuse prescience des théories prochaines, Walter Scott exprimait déjà dans un passage de la Dame du lac, cité par M, A. Lang (Myth, Custom and Religion,II, 290) : « On pourrait écrire un livre d’un grand intérêt sur l’origine des fictions populaires et la transmission des contes d’âge en âge et de pays en pays. Le mythe d’une époque nous apparaîtrait comme se transfigurant en la légende de la période suivante, et la légende à son tour comme se transformant jusqu’à produire les contes de nourrices des âges plus récents. »