Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/75

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naseaux de cheval, Artémis aux trois têtes bestiales, Hermès ithyphallique, Athénè aux yeux de chouette, Indra au corps de bélier et dont les ennemis Vritra et Ahi, sont des serpents, bref toutes ces légendes qui répugneraient au plus grossier des Papous ou des Canaques et qui, pourtant, forment pour une grande part la religion de Phidias, d’Aristophane ou celle des sages brahmanes. L’école nouvelle en rend compte non plus par une maladie du langage qui aurait développé des mythes célestes sans nulle adhésion de la conscience et de la croyance ; mais elle les explique par une maladie de la pensée ; ou plus exactement, ces mythes seraient des survivances d’un état d’esprit par lequel toute race a dû passer avant de se civiliser. Les mythes représentent d’anciennes croyances réelles, des explications cosmogoniques qui ont suffi en leur temps et auxquelles on a réellement cru, des légendes qui reflètent exactement les usages, les rites, les pensées quotidiennes de leurs créateurs.

Comment nous rendre compte d’un état d’esprit qui fut normal jadis, et qui nous paraît monstrueux ? Des siècles de culture l’ont aboli dans notre vieille Europe. Mais regardons autour de nous. Sur notre terre, rapetissée par les explorations plus faciles, toutes les phases traversées par l’humanité au cours de son développement comptent encore des représentants vivants. Voici, tout près de nous, des hommes, nos contemporains, nos voisins, nos semblables, qui vivent dans les mêmes conditions intellectuelles que les ancêtres de nos races glorieuses. Ce sont les sauvages. Ces Zoulous, ces Huarochiris, ces Namaquas, ces Botocudos, ne méprisons pas de les interroger. L’anthropologie nous donnera la clef des mythes. À comparer les mille documents que d’ores et déjà nous possédons sur eux, ces bégaiements d’idées religieuses, ces linéaments grossiers de littérature orale, ces étranges conceptions animistes, fétichistes, ces totems, ces tabous, on arrive à comprendre l’état d’esprit qui produisit les mythes, comme un arbre porte ses fruits. On constate qu’il y a des Zeus esquimaux, des Héraclès apaches, des Indras algonquins, des Odins maoris, tout comme il y a des Huitzilopochtlis helléniques, des Cagn hindous et des Tangaroas Scandinaves. Les mythes sauvages éclairent ceux des plus nobles mythologies, qui sont les résidus d’une époque primitive, laquelle s’appelait Sauvagerie.