Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/77

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cruautés les plus abominables paraissent tout naturels aux sauvages qui croient aussi à des relations de parenté entre les hommes et les animaux. Ces traits se retrouvent à chaque pas dans les contes de Grimm, et cependant on ne peut pas dire que


    Le chapitre XVIII (tome II) du même ouvrage traite plus spécialement de l’origine des contes :
    « Une science est née, qui étudie l’homme en toutes ses œuvres et eu toutes ses pensées, en tant qu’il évolue. Cette science, l’anthropologie comparée, étudie le développement de la loi, issue de la coutume ; le développement des armes depuis le bâton ou la pierre jusqu’au plus récent fusil à répétition ; le développement de la société depuis la horde jusqu’à la nation. C’est une étude qui ne dédaigne pas de s’arrêter aux tribus les plus arriérées et les plus dégradées, tout comme aux peuples les plus civilisés, et qui, fréquemment, trouve chez les Australiens ou les Nootkas le germe d’idées et d’institutions que les Grecs ou les Romains portèrent à la perfection, ou qu’ils conservèrent, en atténuant un peu leur primitive rudesse, au sein même de la civilisation.
    Il est inévitable que cette science étende aussi la main sur la mythologie. Notre dessein est d’appliquer la méthode anthropologique — l’étude de l’évolution des idées depuis le sauvage jusqu’au barbare, et du barbare jusqu’au civilisé, — dans la province du mythe, des rites et de la religion… À l’aide de l’anthropologie, nous démontrerons qu’il existe actuellement un état de l’intelligence humaine, dont le mythe est le fruit naturel et nécessaire. Dans tous les systèmes antérieurs, les théoriciens partaient de cette idée accordée que les créateurs des mythes furent des hommes munis d’idées philosophiques et morales analogues aux leurs propres, — idées que, pour certaines raisons politiques ou religieuses, ils auraient enveloppées dans les voiles bizarres de l’allégorie. Nous tenterons au contraire de prouver que l’esprit humain a traversé un état tout à fait différent de celui des hommes civilisés, pendant lequel des choses semblaient naturelles et raisonnables qui, maintenant, apparaissent comme impossibles et irrationnelles, et que, pendant cette période, s’il a produit des mythes qui survivent encore dans la civilisation, il les a nécessairement produits tels qu’ils semblent étranges et incompréhensibles à des civilisés.
    Notre première question sera : a-t-il existé une période de la société humaine et de l’intelligence humaine, où des faits qui nous paraissent monstrueux et irrationnels — les faits correspondant aux incidents sauvages des mythes — étaient acceptés comme les faits courants de la vie quotidienne ?… On sait que les Grecs, les Romains, les Aryas de l’Inde à l’époque des commentateurs sanscrits, les Egyptiens du temps des Ptolémées et d’époques plus anciennes, étaient aussi embarrassés que nous par les aventures de leurs dieux. Or y a-t-il un état connu de l’intelligence humaine où de semblables aventures, les métamorphoses d’hommes en animaux, en arbres, en étoiles, et tous ces bizarres incidents qui nous embarrassent dans les mythologies civilisées, sont regardés comme les éléments possibles de la vie humaine de chaque jour ? Notre réponse est que tout ce que nous regardons dans les mythologies civilisées comme irrationnel n’apparaît aux sauvages, nos contemporains, que comme une partie intégrante de l’ordre des choses