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Page:Becq de Fouquières - L’Art de la mise en scène, 1884.djvu/139

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il arrive un moment, une scène, une situation où l'art se manifeste sous sa plus parfaite expression, où tous les moyens si patiemment combinés, où tous les efforts si longuement accumulés aboutissent enfin, et où l'idée, arrachée de l'esprit, de l'âme et des entrailles du poète, se dégage de ses langes et se dresse à nos yeux, éclatante de vérité et toute palpitante de vie, belle dans sa nudité sans défauts comme l'Anadyomène antique. A ce moment un trouble profond et délicieux envahit notre être tout entier, une angoisse inquiète, haletante nous étreint, pareille à l'émotion de l'amant qui surprend un signe adoré; un besoin d'air et d'espace infini semble nous soulever, comme ces rêves qui nous donnent des ailes; puis à cette volupté étrange et rapide succède un attendrissement qui se résout en larmes, et bientôt la lassitude qui suit ce moment de plaisir suprême nous permet de mesurer la puissance de la commotion dont tout notre être a été ébranlé. Or cette sensation, ce n'est pas la pitié que nous inspire Iphigénie qui nous la donne, ni la double anxiété de Chimène, ni l'enthousiasme contagieux de Pauline, ni la rage d'Hermione; non, cette sensation, dont le dieu nous secoue après avoir secoué le poète, n'est autre chose que la sensation du beau, c'est-à-dire ce trouble presque superstitieux de stupéfaction et d'admiration qui s'empare de nous, lorsque nous voyons une ébauche faite de main d'homme se revêtir soudain des signes supérieurs de la vie dont la volonté divine a marqué le front de ses créatures.