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L’HISTOIRE DES MOTS.

cette fabrique de métaphores n’est pas près de chômer. Nous entendons parler aujourd’hui d’élèves qu’on entraîne et d’amateurs qui s’emballent.

Combien d’expressions, et du genre le plus différent, notre langue ne doit-elle pas à la chasse ? Quand, dans un langage familier, nous disons d’une personne qu’elle a l’air déluré, nous employons une figure empruntée à la fauconnerie, l’épervier déluré ou déleurré étant celui qui ne se laisse pas prendre au leurre. Dans un tout autre style, quand Pauline, parlant de Polyeucte mort, s’écrie :

Son sang, dont ses bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux et me les vient d’ouvrir,

l’héroïne de Corneille se sert d’une image de même provenance, dessiller (qu’il faudrait écrire déciller) n’étant pas autre chose que découdre les cils de l’épervier, qu’on avait rendu momentanément aveugle pour l’apprivoiser.

On voit la fortune différente que peuvent avoir, dans la suite des temps, deux termes d’origine identique : un écart si grand s’explique par les stations successives du voyage et par les accointances, bonnes ou mauvaises, que le mot a eues en route. Dessiller les yeux a été employé dans la langue religieuse : c’est ce qui lui a donné de la dignité et de la noblesse. Grand et inestimable bienfait, pour une nation, d’avoir dans sa littérature un livre sacré, lu