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L’ÉTAT AU POINT DE VUE DU MÉCANISME.

l’un, Ludovic le More, s’empara de toute l’autorité, sans teuir compte de son neveu, qu’il oublia dans un cachot. C’est à cette usurpation que se rattachent l’intervention des Français et le malheur de toute l’Italie.

Comme prince, le More est la figure la plus caractéristique du temps ; mais, d’autre part, il est le produit naturel de son époque, et, à ce titre, on ne saurait le condamner d’une manière absolue. Les moyens dont il se sert attestent l’immoralité la plus profonde, mais il les emploie avec une parfaite naïveté ; on l’aurait probablement fort étonné si l’on avait voulu lui faire comprendre qu’il existe une responsabilité morale portant non-seulement sur le but, mais encore sur les moyens ; peut-être même se serait-il fait un mérite tout particulier d’avoir évité autant que possible les exécutions sanglantes. À ses yeux, l’incroyable respect que les Italiens professaient pour sa force politique, était un tribut légitime[1] ; il prétendait tenir la guerre dans une main et la paix dans l’autre ; il aimait à faire rappeler sa puissance sur des médailles et dans des tableaux où ses ennemis étaient tournés en ridicule ; il disait encore en 1496 que le pape Alexandre était son chapelain, l’empereur Maximilien son condottiere, Venise son chambellan, le roi de France son courrier, qui était obligé d’aller et de venir au gré de sa fantaisie[2]. Même réduit à la dernière extrémité (1499), il calcule encore avec un sang-froid parfait les chances qui lui restent d’échapper au danger, et la bonté naturelle au cœur humain lui inspire une confiance qui l’honore. Il décline l’offre du cardinal Ascanio, son frère, qui lui propose de défendre jusqu’au bout le château

  1. Chron. Venetum, dans Murat., XXIV, col. 65.
  2. Malifiero, Ann, Veneti, Archiv. stor., VII, I, p. 492. Compar. 482, 562.