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DE LA MARQUISE DE CRÉQUY.

visite à Voltaire, et voici comment il m’écrivit pour me tranquilliser sur la santé de ce vénérable écrivain :


« Rassurez-vous, Madame, sur les inquiétudes que vous avez dû concevoir à l’égard de M. de Voltaire. Ce grand homme, accoutumé depuis cinquante ans à dire qu’il va mourir et qu’il se meurt, se porte à merveille et ne s’est jamais si bien porté. Il dit qu’il est devenu sourd et aveugle. Le fait est qu’il y voit assez clair pour lire des lettres de Mme de Saint-Julien sans lunettes et qu’il a l’ouïe d’une telle finesse qu’il en est dangereux. Il est très sec et très ingambe et parfaitement droit. Le jour où j’ai eu l’honneur de le voir, car je n’ai pas voulu rester à Ferney plus de 24 heures, il avait des souliers à talons rouges, des bas de soie blancs roulés sur le genou et retenus par des boucles à diamans, une perruque innocente et naissante en jeunes cheveux blonds comme un petit Jésus de cire, enfin des manchettes qui lui couvraient toute la main, et du reste, une robe de « chambre en toile de Perse, à cause de la saison, car il est régulier sur cet article. Il m’a fait beaucoup d’excuses de n’être pas mieux habillé, mais il n’est jamais autrement. Il parut à l’entremets. On avait réservé pour lui un fauteuil en velours galonné dans le genre du vôtre, mais proportions observées, Madame et très chère Mère, c’est-à-dire avec les crépines de moins et sans panache en haut du dossier. Cet honorable philosophe a mangé rondement du rôti, de la truite au bleu, des légumes au jus, de la salade, de la pâtisserie, des fruits crus, et, qui plus est, de la crème double. Il pétilla du plus bel esprit, mais je fus étonné de le trouver emphatique et de ne pas lui retrouver dans la conversation cette légèreté cavalière et déterminée qui caractérise si naturellement ses écrits. J’avais trouvé là, devinez