Page:Dante - La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor).djvu/82

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
56
L’ENFER

construire, dans les proportions convenables, par ceux à qui il avait daigné en commettre le soin, les digues sur le bord desquelles nous avancions.

Nous étions éloignés de la forêt, que je n’aurais pu revoir du point que j’occupais alors, à moins que je n’eusse regardé en arrière, et nous rencontrâmes une foule d’âmes qui marchaient à nous en côtoyant le fleuve : elles nous regardaient, ainsi qu’on regarde, le soir, les objets peu éclairés, baissant leurs paupières, comme fait un tailleur affaibli par les ans, pour enfiler son aiguille. Je fus reconnu par un de cette famille qui, saisissant le pan de ma robe, s’écria : « Quelle merveille ! » À peine m’eut-il tendu les bras que je fixai les yeux sur ses traits noircis ; et, malgré la difformité de son visage brûlé par les tourments, je le reconnus à mon tour. Je m’inclinai vers lui, et je dis : « Quoi ! vous êtes ici, Ser Brunetto ! » Il me répondit : « Ô mon fils ! permets que Brunetto Latini revienne sur ses pas un moment avec toi, et qu’il abandonne quelque temps les autres âmes. » Je repris ainsi : « Je vous en conjure moi-même, autant que je le puis, parlez avec moi ; voulez-vous que je m’asseye auprès de vous ? je le ferai, s’il plaît à celui-ci, car je vais avec lui. — Ô mon fils, repartit Brunetto, pour peu qu’une de ces âmes s’arrête un instant, elle est condamnée à rester, cent années, immobile sous cette pluie de flammes. Avance donc, je marcherai près de toi, et je rejoindrai ensuite ma bande qui, comme moi, pleure éternellement. » Je n’osais quitter le bord, pour m’avancer de front avec lui ; aussi je marchais dans l’attitude soumise du respect. Brunetto continua ainsi : « Quel sort ou quel destin te conduit en ces lieux avant l’heure marquée ? Quel est celui-ci qui te montre le chemin ? » Je répondis : « Là-haut, sur cette terre de sérénité, je me suis égaré dans une vallée, avant d’être parvenu au milieu du chemin de la vie. Hier matin, j’ai cherché à en sortir : celui que vous voyez près de moi m’est apparu, lorsque je faisais tous mes efforts pour retrouver le chemin, et il me ramène dans le monde par cette voie ténébreuse. » Brunetto reprit : « Si tu n’es pas abandonné par l’heureuse influence de son étoile, tu arriveras au port de tes espérances : tel est le sage calcul que j’ai fait là-haut, où l’on ne connaît pas les tourments qui ne doivent plus finir. Si je ne fusse pas mort pour l’éternité, moi qui ai vu le ciel si favorable à tes désirs, je t’aurais donné des encouragements. Ce peuple méchant et ingrat, qui est descendu autrefois de Fiésole, et qui conserve encore la dureté et de l’âpreté de ses montagnes, te déclarera une guerre cruelle, parce que tu seras vertueux. Il est juste que la figue savoureuse ne porte pas ses fruits parmi les épines sauvages. Une ancienne