Page:Daudet - Tartarin sur les Alpes, 1901.djvu/79

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dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse fille d’auberge allant aux provisions, ou quelque touriste inoffensif, vieux Pruneau de table d’hôte, qui descendait du trottoir, épouvanté, le prenant pour un fou.

À la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies avant de s’approcher, puis s’élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l’ouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, qu’on lui faisait toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseur enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l’hôtel par un grand détour du côté des cuisines, la main crispée au fond de sa poche sur le paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout avaler à la moindre alerte.

Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez leurs amis ; ils ne logeaient pas à l’hôtel pour plus d’économie et de prudence. Bolibine avait trouvé de l’ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habile ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais ne les aimait pas ; l’un le gênait par ses grimaces, ses airs narquois, l’autre le poursuivait de mines farouches. Puis ils prenaient trop de place dans le cœur de Sonia.

« C’est un héros ! » disait-elle de Bolibine, et elle racontait que pendant trois ans il avait imprimé tout seul une feuille révolutionnaire en plein cœur de Pétersbourg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrer à une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui le logeait l’enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine.

Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les sous-sols du Palais d’hiver, guettant l’occasion, dormant, la nuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par lui donner d’intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encore par l’angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la police avertie vaguement qu’il se tramait quelque chose et venant tout à coup surprendre les ouvriers employés au palais. À ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de l’Amirauté un délégué du Comité révolutionnaire qui demandait tout bas en marchant :

« Est-ce fait ?

— Non, rien encore… » disait l’autre sans remuer les