Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/214

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

soufflant sur ses mains ridées afin de les réchauffer, il resta ainsi, imbécile, penchant vers son assiette son pauvre nez violacé, sans regarder, avec des yeux qui ne voyaient rien et un visage qui ne disait rien : c’était le néant personnifié, et voilà tout.

« C’est notre commis le vieux Chuffey, dit M. Jonas, en sa qualité d’amphitryon et de maître des cérémonies.

— Est-ce qu’il est sourd ? demanda l’une des sœurs.

— Non, je ne crois pas qu’il le soit. Père, est-ce qu’il est sourd ?

— Je ne lui ai jamais entendu dire qu’il le fût, répondit Anthony.

— Est-il aveugle ? demandèrent les jeunes filles.

— Non. Jamais je n’ai ouï dire qu’il fût aveugle, répondit négligemment M. Jonas. Père, est-ce que vous le croyez aveugle ?

— Certainement non, il ne l’est pas, dit Anthony.

— Qu’est-il donc alors ? demandèrent de nouveau les demoiselles Pecksniff.

— Ce qu’il est ? Je vais vous l’apprendre, dit M. Jonas en aparté aux jeunes filles. Primo, c’est un vieux bonhomme, et je ne l’en aime pas mieux pour cela, car je crois bien que c’est de lui que mon père tient cette faculté détestable. Secundo, ajouta-t-il en élevant la voix, c’est un vieux drôle qui ne connaît rien au monde que celui-là. »

Et en même temps il désigna son vénéré père avec la pointe du couteau à découper, pour mieux faire comprendre de qui il entendait parler.

« C’est extraordinaire ! s’écrièrent les deux sœurs.

— Eh bien ! vous voyez, dit M. Jonas, il s’est troublé le cerveau toute sa vie avec des chiffres, avec des livres de compte. Il y a vingt ans ou à peu près, il attrapa une bonne fièvre. Tout le temps qu’il eut le transport (et cela dura bien trois semaines), il ne cessa jamais d’additionner, et il fit tant de millions de chiffres, que je ne crois pas qu’il en soit jamais parfaitement remis. Aujourd’hui que nous ne faisons plus beaucoup d’affaires, ce n’est pas encore un trop mauvais commis.

— C’est un excellent commis, dit Anthony.

— Soit. En tout cas il n’est pas cher, et il gagne bien son pain : c’est ce qu’il nous faut. Je vous disais qu’il ne connaissait personne que mon père ; mais, par exemple, il le connaît