Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome1.djvu/325

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Il y avait du courage assurément, répondit le nouvel ami. Pensez-vous qu’il n’en faudrait pas autant aujourd’hui ?

— Certainement si, dit Martin, et beaucoup.

— Vous avez raison ; tellement raison, que nul écrivain satirique ne pourrait, j’en suis sûr, respirer l’air de ce pays. Si demain un Juvénal ou un Swift surgissait au milieu de nous, on le traquerait comme un renard. Si vous possédez quelque connaissance de notre littérature et que vous puissiez me citer le nom d’aucun homme, né et nourri en Amérique, qui ait fait l’anatomie de nos folies, je ne dis pas au point de vue de tel ou tel parti, mais comme peuple en général, et qui ait pu se soustraire aux plus odieuses et aux plus brutales attaques, aux persécutions de la haine et de l’intolérance les plus acharnées, ce nom-là sera nouveau pour moi. Je pourrais vous citer, au contraire, tel écrivain qui, s’étant aventuré à tracer la peinture la plus innocente et la plus humoristique de nos vices et de nos imperfections, n’a pas trouvé d’autre ressource pour échapper à la persécution que de faire annoncer dans une seconde édition que le passage incriminé avait été ou supprimé, ou modifié, ou converti en louanges.

— Comment est-ce possible ? demanda Martin avec effroi.

— Songez, lui dit son ami, à ce que vous avez vu et entendu aujourd’hui, en commençant par le colonel, et vous verrez comment. Ah ! si vous me demandiez comment ces gens-là sont possibles, c’est une autre affaire. À Dieu ne plaise qu’il faille les considérer comme des échantillons de l’intelligence et de la vertu en Amérique ! mais ils y ont le dessus ; leur nombre est grand, et trop souvent ils se posent en représentants de l’esprit de notre pays… Voulez-vous faire un petit tour ? »

Il y avait dans ses manières une simplicité cordiale et un air de confiance séduisante qui ne semblait pas craindre qu’on abusât de sa franchise ; franchise honnête et virile qui comptait sur un retour d’honnête bonne foi de la part de l’étranger. C’était la première fois que Martin voyait pareille chose depuis son débarquement. Il s’empressa de prendre le bras du gentleman américain, et ils sortirent ensemble.

C’est probablement à des hommes semblables au nouveau compagnon de Martin, qu’on appela par les vers suivants un voyageur illustre qui visita ces rivages il y a près d’une quarantaine d’années, et qui, dans le pays même, fut frappé, comme depuis l’ont été bien d’autres, du spectacle des vices