Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/838

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parce que, dit Cicéron, quand le vendeur n’a pas la liberté de vendre les choses au prix qu’elles valent, ce n’est plus une vente de sa part, c’est une violence qu’on lui fait. On sait que ces merveilles de l’art qui portent le nom des grands-maîtres, étoient souvent sans prix. En effet, elles n’en ont point d’autre que celui qu’y mettent l’imagination, la passion, &, pour me servir de l’expression de Séneque, la fureur de quelques particuliers. Les gouverneurs de provinces achetoient pour rien ce qui étoit fort estimé ; encore étoient-ce les plus modérés ; la plûpart usoient de force & de violence.

L’histoire nous en a fourni des preuves dans la personne de Verrès, préteur de Sicile ; & il n’étoit pas le seul qui en usât de la sorte. Il est vrai que sur cet article il porta l’impudence à un excès qui ne se conçoit point. Cicéron ne sait pas comment l’appeller ; passion, maladie, folie, brigandage : il ne trouve point de nom qui l’exprime assez fortement ; ni bienséance, ni sentiment d’honneur, ni crainte des lois, rien n’arrêtoit Verrès. Il comptoit être dans la Sicile, comme dans un pays de conquête : nulle statue, soit petite, soit grande, pour peu qu’elle fût estimée & précieuse, n’échappoit à ses mains rapaces. Pour dire tout en un mot, Cicéron prétend que la curiosité de Verrès avoit plus couté de dieux à Syracuse, que la victoire de Marcellus ne lui avoit couté d’hommes.

Dès que Rome eut commencé à dépouiller la Grece de ses précieux ouvrages de sculpture, dont elle enrichit ses temples & ses places publiques, il se forma dans son sein des artistes qui tâcherent de les imiter ; un esclave qui réussissoit en ce genre, devenoit un trésor pour son maître, soit qu’il voulût vendre la personne, ou les ouvrages de cet esclave. On peut donc imaginer avec quel soin ils recevoient une éducation propre à perfectionner leurs talens. Enfin les superbes monumens de la sculpture romaine parurent sous le siecle d’Auguste ; nous n’avons rien de plus beau que les morceaux qui furent faits sous le regne de ce prince ; tels sont le buste d’Agrippa son gendre, qu’on a vu dans la galerie du grand-duc de Florence, le Cicéron de la vigne Matthéi, les chapiteaux des colonnes du temple de Jules César, qui sont encore debout au milieu du Campo-Vaccinio, & que tous les Sculpteurs de l’Europe sont convenus de prendre pour modele quand ils traitent l’ordre corinthien. Cependant les Romains eux-mêmes dans le siecle de leur splendeur ne disputerent aux illustres de la Grece que la science du gouvernement ; ils les reconnurent pour leurs maîtres dans les beaux-arts, & nommément dans celui de la Sculpture. Pline est ici du même sentiment que Virgile.

Les figures romaines ont une sorte de fierté majestueuse, qui peint bien le caractere de cette nation maîtresse du monde ; elles sont aisées à distinguer des figures greques qui ont des graces négligées. A Rome, on voiloit les figures par des draperies convenables aux différens états, mais on ne rendoit pas la nature avec autant de souplesse & d’esprit qu’on la rendoit à Athènes. Quoique les Romains missent en œuvre dans leurs représentations, ainsi que les Grecs, le marbre, le bronze, l’or, l’argent & les pierres précieuses, ces richesses de la matiere ne sont point celles de l’art. Ce qu’on y aime davantage, c’est la perfection de l’imitation & l’élégance de l’exécution, dont les Grecs firent leur principale étude. Les mouvemens du corps qu’ils voyoient tous les jours dans leurs spectacles publics n’auroient point été applaudis par ce peuple délicat, s’ils n’eussent été faits avec grace & avec vérité ; & c’est de cette école de la belle nature que sortirent les ouvrages admirables de leur ciseau.

Les signes visibles des passions sont non-seulement dans les gestes du corps & dans l’air du visage, mais ils doivent encore se trouver dans les situations que prennent les plus petits muscles. C’est en quoi les Grecs qui copioient une nature habituée à l’émotion, surent donner à leurs ouvrages une vérité, une force, une finesse d’expression, qu’aucun autre peuple n’a su rendre.

Avant qu’ils eussent porté la Sculpture à ce degré d’excellence, plusieurs nations s’étoient occupées à la pratique du même art. S’il est vrai que l’amour inspira les premiers traits de cette imitation, il ne voulut pas lui accorder des progrès rapides. On fut très long-tems à donner aux figures la situation d’une personne qui marche. Celles des Egyptiens avoient les piés joints & enveloppés, mais Dédale représenta le premier avec aisance les extrémités des figures.

Parmi les nations, il n’y a guere eu que les anciens Perses qui n’ayent pas élevé des statues à leurs dieux. Quoiqu’il fût défendu aux Israélites par la loi des douze tables de se tailler aucune image à la ressemblance des fausses divinités, la sculpture ne passoit pas chez les Hébreux pour une idolâtrie ; deux chérubins couvroient l’arche de leurs aîles. La mer d’airain qui étoit dans le temple de Salomon avoit pour base quatre bœufs énormes. Nemrod, pour se consoler de la mort de son fils, fit faire la représentation de ce fils ; tout cela fut permis selon la loi. Mais combien ces statues, ces vases, ces bœufs grossiers étoient-ils inférieurs aux productions des Grecs ? Leurs figures ont un tendre, un moëlleux, une souplesse qu’on ne vit jamais ailleurs. Eux seuls rendirent sans voile la belle nature dans toute sa pureté. Si les statues de Lucine étoient couvertes jusqu’aux piés, ses habillemens n’étoient que des draperies légeres & mouillées, qui laissoient entrevoir toutes les graces du nud. Comme les héros devoient être représentés avec les attributs de leur gloire, & que les dieux devoient porter les marques de leur puissance, on les représentoit souvent assis, pour exprimer le repos dont ils jouissoient. En un mot, on vit déja du tems de Périclès & après lui fleurir la sculpture des Grecs par des chef-d’œuvres, qui ont fait & feront l’admiration de tous les siecles. Nous avons déja parlé des artistes célebres qui les produisirent, & leurs noms nous intéressent toujours. Voyez donc Sculpteurs anciens.

Pausanias ne fait mention que de quinze peintres dans la Grece, & parle de cent soixante & neuf sculpteurs. La quantité d’ouvrages que cet historien, ainsi que Pline, attribuent à la plûpart des artistes qu’ils nomment, paroît inconcevable, & plus encore aux gens du metier qui connoissent la pratique, le tems & le nombre d’opérations que la sculpture exige pour mettre au jour une de ses productions.

Mais une autre réflexion plus singuliere de M. de Caylus, tombe sur ce qu’on ne trouve sur les statues grecques qui nous sont demeurées, aucun des noms que Pline nous a rapportés ; & pour le prouver, voici la liste des noms qui sont véritablement du tems des ouvrages, & qui est tirée de la préface sur les pierres gravées de M. le baron Stock, savant également exact & bon connoisseur.

La Vénus de Médicis porte le nom de Cléomènes, fils d’Apollodore, athénien.

L’Hercule Farnèse, celui de Glycon, athénien.

La Pallas du jardin Ludovisi, d’Antiochus, fils d’Illus.

Sur deux têtes de philosophes grecs, dans le jardin du palais Aldobrandin, Linace, fils d’Alexandre.

Sur le grouppe d’une mere & d’un fils, Ménélaüs, éleve de Stéphanus.

Sur le gladiateur, au palais Borghèse, Agasias, fils de Dosithée, éphésien.