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vaincus que les couleurs, les sons & les autres qualités secondaires & sensibles, n’avoient point leur existence hors de l’esprit, on a dépoüillé ce sujet de ces qualités, en y laissant seulement les premieres, comme la figure, le mouvement, &c. qu’on a conçû toûjours exister hors de l’esprit, & conséquemment avoir besoin d’un support matériel. Mais comme il n’est pas possible (c’est toûjours Berckley qui parle), qu’aucune de ces qualités existe autrement que dans l’esprit qui les apperçoit, il s’ensuit que nous n’avons aucune raison de supposer l’existence de la matiere. » Id. ibid. p. 115. 119. Voyez Qualité, Existence.

Voilà en substance les raisons du docteur Berckley. Leibnitz ajoûte que quand nous examinons les propriétés des corps, telles que nous les concevons, ces propriétés paroissent renfermer contradiction. De quoi les corps sont-ils composés, peut-on se demander ? Qu’on cherche tant qu’on voudra une réponse à cette question, on n’en trouvera point d’autre, sinon que les corps sont eux-mêmes composés d’autres petits corps. Mais ce n’est pas là répondre, car la difficulté reste toûjours la même, & on redemandera ce qui forme les corps composans. Il semble qu’il en faille venir à quelque chose qui ne soit point corps, & qui cependant forme les corps que nous voyons. Mais comment cela est-il possible ? On peut faire la même objection sur la cause de la dureté, qui tient de près à celle de l’impénétrabilité. Ces deux propriétés, ainsi que le mouvement & la divisibilité de la matiere, sont sujettes à des difficultés très-fortes. Cependant le penchant que nous avons à croire l’existence des corps, sur le rapport de nos sensations, est si grand, qu’il seroit fou de ne s’y pas livrer, & c’est peut-être le plus grand argument par lequel on puisse prouver que ce penchant nous vient de Dieu même : aussi personne n’a-t-il jamais révoqué vraiment en doute l’existence des corps. Au reste cette opinion de Berckley est encore exposée dans un ouvrage intitulé Dialogues entre Hilas & Philonoüs (ami de l’esprit). Il a été traduit depuis quelques années en françois par un homme d’esprit, métaphysicien subtil & profond. On voit à la tête d’un de ces dialogues, une vignette du traducteur extrèmement ingénieuse. Un enfant voit son image dans un miroir, & court pour la saisir, croyant voir un être réel ; un philosophe qui est derriere lui, paroît rire de la méprise de l’enfant ; & au bas de la vignette on lit ces mots adressés au philosophe : Quid rides ? fabula de te narratur.

Le principal argument du docteur Berckley, & proprement le seul sur lequel roule tout l’ouvrage dont nous parlons, est encore celui-ci : « Notre ame étant spirituelle, & les idées que nous nous formons des objets, n’ayant rien de commun ni d’analogue avec ces objets mêmes, il s’ensuit que ces idées ne peuvent être produites par ces objets. L’objet d’une idée ne peut être qu’une autre idée, & ne sauroit être une chose matérielle ; ainsi l’objet de l’idée que nous avons des corps, c’est l’idée même que Dieu a des corps : idée qui ne ressemble en rien aux corps, & ne sauroit leur ressembler. » Voilà, comme l’on voit, le Malebranchisme tout pur, ou du moins à peu de chose près. L’auteur fait tous ses efforts pour prouver que son sentiment differe beaucoup du systême du P. Malebranche ; mais la différence est si subtile, qu’il faut être métaphysicien bien déterminé pour l’appercevoir. Le P. Malebranche, intimement persuadé de son système des idées & de l’étendue intelligible, étoit fermement convaincu que nous n’avons point de démonstration de l’existence des corps ; il employe un grand chapitre de son ouvrage à le prouver Il est vrai qu’il est un peu embarrassé de l’objection tirée de la réalité de la révélation, & il faut avoüer qu’on le seroit à moins ;

car s’il n’est pas démontré qu’il y ait des corps, il ne l’est pas que J. C. soit venu, qu’il ait fait des miracles, &c. aussi le Pere Malebranche a-t-il de la peine à se tirer de cette difficulté. L’imagination de ce philosophe, souvent malheureuse dans les principes qu’elle lui faisoit adopter, mais assez conséquente dans les conclusions qu’il en tiroit, le menoit beaucoup plus loin qu’il n’auroit voulu lui-même ; les principes de religion dont il étoit pénétré, plus forts & plus solides que toute sa philosophie, le retenoient alors sur le bord du précipice. Les vérités de la religion sont donc une barriere pour les philosophes : ceux qui les ayant consultées ne vont pas au-delà des bornes qu’elles leur prescrivent, ne risquent pas de s’égarer.

Berckley se propose une autre difficulté qui n’est pas moins grande que celle de la révélation : c’est la création, dont le premier chapitre de la Genese nous fait l’histoire. S’il n’y a point de corps, qu’est-ce donc que cette terre, ce soleil, ces animaux que Dieu a créés ? Berckley se tire de cette difficulté avec bien de la peine & avec fort peu de succès, & voilà le fruit de toute sa spéculation métaphysique ; c’est de contredire ou d’ébranler les vérités fondamentales. Il est fort étrange que des gens qui avoient tant d’esprit, en ayent abusé à ce point ; car comment peut-on mettre sérieusement en question s’il y a des corps ? Les sensations que nous en éprouvons ont autant de force que si ces corps existoient réellement : donc les corps existent ; car eorumdem effectuum eadem sunt causæ. Mais nous ne concevons pas, dit-on, l’essence des corps, ni comment ils peuvent être la cause de nos sensations. Et concevez-vous mieux l’essence de votre ame, la création, l’éternité, l’accord de la liberté de l’homme & de la science de Dieu, de sa justice & du peché originel, & mille autres vérités dont il ne vous est pourtant pas permis de douter, parce qu’elles sont appuyées sur des argumens incontestables ? Taisez-vous donc, & ne cherchez pas à diminuer par des sophismes subtils, le nombre de vos connoissances les plus claires & les plus certaines, comme si vous en aviez déjà trop.

Nous avons exposé, quoique fort en abrégé, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, p. ij. comment nos sensations nous prouvent qu’il y a des corps. Ces preuves sont principalement fondées sur l’accord de ces sensations, sur leur nombre, sur les effets involontaires qu’elles produisent en nous, comparés avec nos réflexions volontaires sur ces mêmes sensations. Mais comment notre ame s’élance-t-elle, pour ainsi dire, hors d’elle-même, pour arriver aux corps ? Comment expliquer ce passage ? Hoc opus, hic labor est.

Nous avancerons donc dans cet article comme un principe inébranlable, malgré les jeux d’esprit des philosophes, que nos sens nous apprennent qu’il y a des corps hors de nous. Dès que ces corps se présentent à nos sens, dit M. Musschenbroeck, notre ame en reçoit ou s’en forme des idées qui représentent ce qu’il y a en eux. Tout ce qui se rencontre dans un corps, ce qui est capable d’affecter d’une certaine maniere quelqu’un de nos sens, de sorte que nous puissions nous en former une idée, nous le nommons propriété de ce corps. Lorsque nous rassemblons tout ce que nous avons ainsi remarqué dans les corps, nous trouvons qu’il y a certaines propriétés qui sont communes à tous les corps ; & qu’il y en a d’autres encore qui sont particulieres, & qui ne conviennent qu’à tels ou tels corps. Nous donnons aux premieres le nom de propriétés communes ; & quant à celles de la seconde sorte, nous les appellons simplement propriétés.

Parmi les propriétés communes il y en a quel-