Page:Du Camp - Paris, tome 2.djvu/18

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un tiers des habitants du royaume mangeait du pain ordinaire, un autre tiers vivait de pain d’avoine, et le reste mourait de faim ou dévorait des herbes et des glands, comme les animaux, ayant, tout au plus, pour aliment du son détrempé dans le sang ramassé aux égoûts des boucheries[1].

Louis XIV ne fut ni plus humain, ni plus intelligent que Richelieu sur cette question ; par son ordre, la libre circulation est aussi punie de mort (1693, 1698), et si pendant le dix-septième siècle il y eut quelques essais de liberté commerciale, ces essais furent exceptionnels et limités à de rares localités sévèrement circonscrites. Le paysan est plus accablé que jamais ; on ordonne (1660) que nul journalier ne pourra se rendre sur une autre paroisse sans payer double taille pendant deux ans ; en 1675, Lesdiguières dit que les laboureurs du Dauphiné n’ont d’autre nourriture que l’herbe des prés et l’écorce des arbres. Sous le grand roi, la misère de la nation fut excessive, et Saint-Simon a pu, sans être exagéré, écrire cette phrase terrible : « Louis XIV tirait le sang de ses sujets sans distinction ; il en exprimait jusqu’au pus ! » C’est pendant la période la plus glorieuse du règne que la Bruyère a tracé cet impérissable portrait du paysan de France : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la

  1. À la disette se joignait la guerre civile. La misère était telle, que les plus inébranlables courtisans ne peuvent s’en taire. On lit dans les Mémoires de P. de la Porte, sous la date de 1652 : « Outre la misère des soldats, celle du peuple était épouvantable, et dans tous les lieux où la cour passait, les pauvres paysans s’y jetaient, pensant y être en sûreté, parce que l’armée désolait la campagne. Ils y amenaient leurs bestiaux, qui mouraient de faim aussitôt, n’osant sortir pour les mener paître. Quand leurs bestiaux étaient morts, ils mouraient eux-mêmes incontinent après ; car ils n’avaient plus rien que les charités de la cour, qui étaieni fort médiocres, et chacun se considérant le premier… Quand les mères étaient mortes, les enfants mouraient bientôt après ; et j’ai vu sur le pont de Melun trois enfants sur leur mère morte, l’un desquels tétait encore. » (Mémoires de P. de la Porte, premier valet de chambre de Louis XIV. Coll. Petitot, tome LIX, p. 432.)