Page:Du Camp - Paris, tome 5.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ler. De plus ils peuvent par la pensée, aidés de la mémoire, reconstituer l’ensemble d’un objet dont les dimensions dépassent celles de la main, ce qui est très-difficile pour un aveugle-né. Celui-ci a beau tâter le tronc d’un arbre, grimper entre les premières branches, les palper, passer ses doigts sur les feuilles réunies en bouquets, il n’arrivera jamais que très-imparfaitement à se figurer l’arbre entier. De même pour les grands animaux : un cheval nu le déroute, il ne parvient guère à en délimiter la forme que par le harnachement. Il suffit du reste de regarder les aveugles attentivement lorsqu’ils sont réunis pour reconnaître presque à coup sûr ceux qui ont « un point de vue », ou qui ont conservé quelque vague souvenir de la lumière. Ils sont moins affaissés que les autres, ils ont des gestes moins rudimentaires ; ils portent la tête d’une façon plus voyante et ont même parfois quelque coquetterie dans la manière dont ils disposent leurs cheveux ou le nœud de leur cravate.

Ils sont intéressants à voir, lorsqu’ils se rassemblent dans la grande classe où on leur fait des lectures ; ils arrivent marchant les uns derrière les autres en se tenant ordinairement par l’épaule, sans désordre ; avec une sorte de clairvoyance interne que produit l’habitude, chacun gagne son poste assigné. Les bancs sont disposés d’une façon particulière ; toute place y est divisée par deux bras en fer, comme un fauteuil sans dossier. Cette précaution, qui donne aux classes l’aspect d’une série de petits boxes, est indispensable avec des aveugles. Les enfants voyants se regardent et se parlent des yeux ; les aveugles se rapprochent invinciblement les uns des autres, jamais ils ne sont assez pressés. Si l’on n’y mettait bon ordre, ils finiraient par s’entasser tous sur le même banc, sans souci de la gêne extrême qu’ils pourraient en éprouver. Leur attitude seule pen-