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théories abstraites et modèles mécaniques

Les esprits forts, ceux qui n’ont pas besoin, pour concevoir une idée abstraite, de l’incarner en une image concrète, ne sauraient raisonnablement dénier aux esprits amples, mais faibles, à ceux qui ne peuvent aisément concevoir ce qui n’a ni forme, ni couleur, le droit de dessiner et de peindre aux yeux de leur imagination les objets des théories physiques. Le meilleur moyen de favoriser le développement de la Science, c’est de permettre à chaque forme intellectuelle de se développer suivant ses lois propres et de réaliser pleinement son type ; c’est de laisser les esprits forts se nourrir de notions abstraites et de principes généraux et les esprits amples s’alimenter de choses visibles et tangibles ; c’est, en un mot, de ne pas contraindre les Anglais de penser à la française, ni les Français de penser à l’anglaise. De ce libéralisme intellectuel, trop rarement compris et pratiqué, Helmholtz, qui fut à un si haut degré un esprit juste et fort, a formulé le principe[1] : « Les physiciens anglais, dit-il, tels que lord Kelvin lorsqu’il a formulé sa théorie des atomes-tourbillons, tels que Maxwell lorsqu’il a imaginé l’hypothèse d’un système de cellules dont le contenu est animé d’un mouvement de rotation, hypothèse qui sert de fondement à son essai d’explication mécanique de l’électro magnétisme, ont évidemment trouvé, dans de telles explications, une satisfaction plus vive que s’ils s’étaient contentés de la représentation très générale des faits et de leurs lois par le système d’équations différentielles de la Physique. Pour moi, je dois avouer que je demeure attaché jusqu’ici

  1. H. von Helmholtz: Préface de l’ouvrage de H. Hertz : Die Principien der Mechanik, p. 21.