Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/98

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impossible d’y voir de simples anomalies et des cas pathologiques que l’on a le droit de négliger.

Alors même que l’acte criminel est certainement nuisible à la société, il s’en faut que le degré de nocivité qu’il présente soit régulièrement en rapport avec l’intensité de la répression qui le frappe. Dans le droit pénal des peuples les plus civilisés, le meurtre est universellement regardé comme le plus grand des crimes. Cependant une crise économique, un coup de bourse, une faillite même peuvent désorganiser beaucoup plus gravement le corps social qu’un homicide isolé. Sans doute le meurtre est toujours un mal, mais rien ne prouve que ce soit le plus grand mal. Qu’est-ce qu’un homme de moins pour la société ? Qu’est-ce qu’une cellule de moins dans l’organisme ? On dit que la sécurité générale serait menacée pour l’avenir si l’acte restait impuni : mais qu’on mette en regard l’importance de ce danger, si réel qu’il soit, et celle de la peine ; la disproportion est éclatante. Enfin, les exemples que nous venons de citer montrent qu’un acte peut être désastreux pour une société sans encourir la moindre répression. Cette définition du crime est donc, de toute manière, inadéquate.

Dira-t-on, en la modifiant, que les actes criminels sont ceux qui semblent nuisibles à la société qui les réprime ; que les règles pénales expriment, non pas les conditions qui sont essentielles à la vie sociale, mais celles qui paraissent telles au groupe qui les observe ? Mais une telle explication n’explique rien ; car elle ne nous fait pas comprendre pourquoi, dans un si grand nombre de cas, les sociétés se sont trompées et ont imposé des pratiques qui par elles-mêmes n’étaient même pas utiles. En définitive, cette prétendue solution du problème se réduit à un véritable truisme ; car, si les sociétés obligent ainsi chaque individu à obéir à ces règles, c’est évidemment qu’elles estiment à tort ou à raison, que cette obéissance régulière et ponctuelle leur est indispensable ; c’est qu’elles y tiennent énergiquement. C’est donc comme si l’on disait que les sociétés jugent ces règles