Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/143

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que je me rapproche de ces organisations bornées, obscures, rêveuses, ruminantes ; on a peur de devenir un animal[1], et on croirait presque que le peintre en était un. En tout cas, il est bien étonnant qu’il ait su assez pénétrer les idées et les sentiments de ces créatures, pour faire percer avec une telle vérité leur caractère intime à travers leurs traits extérieurs. On voit ce qu’un grand talent peut accomplir quand il se borne aux sujets qui sont analogues à sa nature.

— Cet artiste n’a-t-il pas aussi reproduit des chiens, des chats, des bêtes fauves, avec autant de vérité ? avec son don pour pénétrer les sentiments des organisations étrangères, n’a-t-il pas rendu avec une égale fidélité les caractères humains ?

— Non, dit Goethe, tout cela était en dehors de sa sphère ; mais, au contraire, les animaux doux, qui paissent, comme les moutons, les chèvres, les vaches et les animaux de la même famille, il ne s’est pas lassé de les répéter sans cesse ; c’était la vraie patrie de son talent, et il n’en est pas sorti de toute sa vie. Et il a bien fait ! Il avait le sentiment inné de l’organisation de ces bêtes ; il avait reçu la connaissance de leur état psychologique, voilà pourquoi le regard qu’il jetait sur leur extérieur était si heureux. Les autres animaux, au contraire, n’étaient pas pour lui si transparents, et il n’avait ni vocation pour les peindre ni désir de le faire. »

Ces paroles de Goethe m’en rappelèrent d’autres du

  1. On se rappelle que, par la même raison sans doute, Goethe ne pouvait souffrir les chiens. Leur regard, qui a parfois une expression presque humaine, lui faisait peur. Il y a là un mystère qu’il ne pouvait pénétrer et qu’il écartait de sa vue pour ne pas en être obsédé. Voir plus loin sa conversation avec Falk.