Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/506

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gnie des aérostiers. Son témoignage est donc précieux à enregistrer, et nous rapporterons ce qu’il dit à cet égard.

« Charleroi rendu, dit le baron de Selle, nous reçûmes l’ordre de nous reporter en avant avec le quartier général qui s’établit au village de Gosselies, centre des opérations de l’armée ; les Autrichiens s’avançaient de leur côté sous les ordres du général prince de Cobourg, et tout annonçait une collision prochaine. Parmi les représentants en mission aux armées, se trouvait seul, auprès du général en chef, le fameux Saint-Just, qui lui promettait la victoire. Nous couchâmes dans une grange, et dès 4 heures du matin, le 8 messidor (26 juin 1792), un aide de camp nous apporta l’ordre de nous rendre sur le plateau du moulin de Jumey, où se plaçait momentanément le quartier général. La plaine de Fleurus peut se comparer à nos plaines de la Beauce, où l’œil parcourt aisément dix lieues d’horizon ; le moulin de Jumey s’élevait à peu près au centre de nos positions, et se détachait sur un petit monticule de cette planimétrie que peuplaient plusieurs gros villages. Deux de nous (et j’étais un des deux) étaient détachés pour aller chercher nos vivres dans un de ces hameaux, placés entre la ligne du quartier général et celle où l’action était déjà engagée entre les avant-postes ; le temps était clair, on distinguait parfaitement la fumée des feux d’artillerie auxquels ceux de la mousqueterie commençaient à se mêler d’une façon très-active. Nous fîmes très-activement aussi notre course nécessaire, et en revenant seuls et isolés au milieu de ce calme précurseur de la tempête, nous réfléchissions au contraste qu’allaient offrir bientôt ces plaines, les unes si vertes, les autres si brillantes de leurs moissons dorées, envahies dans quelques instants par des masses armées pour se détruire, dépouillées de leur verdure et de leurs moissons, foulées aux pieds des hommes et des chevaux, et bientôt couvertes par des cadavres. Ces réflexions, bien sombres peut-être pour de jeunes têtes comme les nôtres, furent bientôt effacées dès que nous eûmes rejoint nos camarades, ce qui fut très-facile, l’aréostat s’étant élevé pendant notre absence et son disque éclatant nous servant de point de ralliement. Nous trouvâmes au pied du moulin le général Jourdan et le représentant Saint-Just en grande conférence ; ce dernier me parut un jeune homme d’une figure assez douce, peu imposante, sur le front duquel perçait quelque inquiétude ; mais, dans ce moment, nous ne songions qu’à déjeuner, pendant que notre capitaine et le général de division Morelot, élevés à plus de mille deux cents pieds, s’occupaient de leurs observations. Vers midi, les communications des observateurs avec la terre devinrent plus fréquentes : j’ai déjà dit que ces communications avaient lieu au moyen de sacs de lest dont on annonçait l’envoi par des signaux ; car nous en étions pourvus pour les différentes manœuvres : lorsqu’il s’agissait, comme ici, de communications plus détaillées, les sacs contenaient un écrit, et n’étaient confiés qu’à l’officier des aérostiers, chargé lui-même de les remettre entre les mains de qui de droit, ordinairement du général. Ces fréquentes missions nous parurent avoir une signification, qui se manifestait encore par le rembrunissement des figures de messieurs de l’état-major. Le canon semblait se rapprocher dans toutes les directions, ce qui annonçait assez clairement que l’ennemi avançait, et deux heures ne s’étaient pas écoulées sans que le mouvement de retraite fût très-prononcé ; nous nous amusions cependant à considérer les nombreux prisonniers de toute arme que l’on amenait au quartier général ; tous ces hommes, de différentes nations, Hollandais, Allemands, Moldaves, Valaques, regardaient d’un œil stupide cette énorme machine élevée dans les airs, semblant s’y soutenir seule, car à peine apercevait-on les cordes ; quelques-uns étaient prêts à se jeter à genoux et à l’adorer, tandis que d’autres, lui montrant le poing d’un air féroce, répétaient dans leur langue : Espions, espions, pendus si vous êtes pris ! prédiction qui nous amusait médiocrement ; mais comme nous ne voulions pas mourir de faim en attendant la pendaison, et que nous avions trouvé du lait pour la soupe, nous nous apprêtâmes à la manger, quand vint à passer le représentant Saint-Just, non plus accompagné de courtisans, comme le matin, mais seul et la mine fort allongée. Ma foi, nous crûmes devoir l’inviter à partager notre très-frugal repas, mais il nous remercia et passa son chemin, peu curieux de se mêler à des sans-soucis comme nous.

« Cependant l’aérostat restait immobile, et déjà la retraite s’effectuait sur toute la ligne ; on voyait défiler au galop l’artillerie, les caissons, les vivandières ; la route de Charleroi était obstruée, et nous entendions dire autour de nous que l’ennemi cherchait à la couper en nous rejetant sur la Sambre. L’inquiétude nous prit à notre tour : la perspective d’être pendus à nos propres cordes n’avait rien de réjouissant, et nous vîmes enfin, avec un sensible plaisir, le signal de descendre l’aérostat et de suivre le mouvement de retraite. On sent bien que le zèle ne nous manqua pas ; chacun croyait la bataille perdue, il était 5 heures du soir, et la route, couverte de tous les charrois de l’armée, ne nous promettait pas une marche prompte et facile, quand tout à coup le canon, qui tout à l’heure se rapprochait, s’éteignit à l’aile gauche de l’ennemi, et ne résonna plus que faiblement, en ne jetant ses feux que par intervalles. Ce changement à vue nous surprit fort agréablement ; mais nous n’en apprîmes la raison qu’en arrivant à Charleroi, et voici ce qu’on dit ; nos deux ailes de bataille avaient faibli pendant toute cette journée ; notre centre seul avait maintenu ses posi-