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LIVRE I. — PARTIE I.

CHAPITRE CCXLVIII.


Comment ceux de Gand eurent en grand’indignation Jaquemart d’Artevelle, et comment ils le mirent, à mort.


Quand le conseil de Gand fut retourné arrière, en l’absence d’Artevelle, ils firent assembler au marché, grands et petits ; et là démontra le plus sage d’eux tous par avis, sur quel état le parlement avoit été à l’Escluse, et quelle chose le roi d’Angleterre requéroit, par l’aide et information d’Artevelle. Dont commencèrent toutes gens à murmurer sur lui ; et ne leur vint mie bien à plaisir cette requête ; et dirent que, s’il plaisoit à Dieu, ils ne seroient jà sçus ni trouvés en telle déloyauté que de vouloir déshériter leur naturel seigneur, pour hériter un étranger ; et se partirent tous du marché, ainsi comme tous mal contens et en grand’haine sur d’Artevelle. Or regardez comment les choses aviennent : car, si il fût là aussi bien premièrement venu comme il alla à Bruges et à Ypres remontrer et prêcher la querelle du roi d’Angleterre, il leur eût tant dit d’une chose et d’autres, qu’ils se fussent tous accordés à son opinion, ainsi que ceux des dessus dites villes étoient : mais il s’affioit tant en sa puissance et prospérité et grandeur, que il y pensoit bien à retourner assez à temps. Quand il eut fait son tour, il revint à Gand et entra en la ville, ainsi comme à heure de midi. Ceux de la ville qui bien savoient sa revenue, étoient assemblés sur la rue par où il devoit chevaucher en son hôtel. Sitôt qu’ils le virent, ils commencèrent à murmurer et à bouter trois têtes en un chaperon, et dirent : « Voici celui qui est trop grand maître et qui veut ordonner de la comté de Flandre à sa volonté ; ce ne fait mie à souffrir. » Encore, avec tout ce, on avoit semé paroles parmi la ville que le grand trésor de Flandre, que Jaquemart d’Artevelle avoit assemblé, par l’espace de neuf ans et plus qu’il avoit eu le gouvernement de Flandre, car des rentes du comté il n’allouoit nulles, mais les mettoit et avoit mises toudis arrière en dépôt, et tenoit son état et avoit tenu le terme dessus dit sus l’amende des forfaitures de Flandre tant seulement, que ce grand trésor, où il avoit deniers sans nombre, il avoit envoyé secrètement en Angleterre. Ce fut une chose qui moult engrigny et enflamma ceux de Gand.

Ainsi que Jacques d’Artevelle chevauchoit par la rue, il se aperçut tantôt qu’il y avoit aucune chose de nouvel contre lui ; car ceux qui se souloient incliner et ôter leurs chaperons contre lui, lui tournoient l’épaule, et rentroient en leurs maisons. Si se commença à douter ; et sitôt qu’il fut descendu en son hôtel, il fit fermer et barrer portes et huis et fenêtres. À peine eurent ses varlets ce fait, quand la rue où il demeuroit fut toute couverte, devant et derrière, de gens, espécialement de menues gens de métier.

Là fut son hôtel environné et assailli devant et derrière, et rompu par force. Bien est voir que ceux de dedans se défendirent moult longuement et en atterrèrent et blessèrent plusieurs ; mais finablement ils ne purent durer ; car ils étoient assaillis si roide que presque les trois parts de la ville étoient à cet assaut. Quand Jacques d’Artevelle vit l’effort, et comment il étoit appressé, il vint à une fenêtre sur la rue, et se commença à humilier et dire, par trop beau langage et à nu chef : « Bonne gens, que vous faut ? Qui vous meut ? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi ? En quelle manière vous puis-je avoir courroucé ? Dites-le-moi, et je l’amenderai pleinement à votre volonté. » Donc répondirent-ils, à une voix, ceux qui ouï l’avoient : « Nous voulons avoir compte du grand trésor de Flandre que vous avez dévoyé sans titre de raison. » Donc répondit Artevelle moult doucement : « Certes, seigneurs, au trésor de Flandre ne pris-je oncques denier. Or vous retraiez bellement en vos maisons, je vous en prie, et revenez demain au matin ; et je serai si pourvu de vous faire et rendre bon compte que par raison il vous devra suffire. » Donc répondirent-ils, d’une voix : « Nennin, nennin, nous le voulons tantôt avoir ; vous ne nous échapperez mie ainsi : nous savons de vérité que vous l’avez vidé de pièça, et envoyé en Angleterre, sans notre sçu, pour la quelle cause il vous faut mourir. » Quand Artevelle ouït ce mot, il joignit ses mains et commença à pleurer moult tendrement, et dit : « Seigneurs, tel que je suis vous m’avez fait ; et me jurâtes jadis que contre tous hommes vous me défendriez et garderiez ; et maintenant vous me voulez occire et sans raison. Faire le pouvez, si vous voulez, car je ne suis que un seul homme contre vous tous, à point de défense. Avisez pour Dieu, et retournez au temps passé. Si considérez les grâces et