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LIVRE I. — PARTIE II.

vous m’échapperez. Vous êtes du lignage le comte de Ghines. Vos forfaits et vos trahisons se découvriront temprement »

Là ne pouvoit excusance avoir son lieu, ni être ouïe, car le dit roi étoit enflammé de si grand aïr qu’il ne vouloit à rien entendre fors à eux porter contraire et dommage. Si furent pris, à son commandement et ordonnance, les dessus nommés, et encore avec eux messire Jean de Graville et un autre chevalier qui s’appeloit messire Maubué, et boutés en prison moult vilainement. De quoi le duc de Normandie et tous les autres furent durement troublés, et aussi furent les bonnes gens de Rouen, car ils aimoient grandement le comte de Harecourt, pourtant qu’il leur étoit propice et grand conseiller à leurs besoins : mais nul n’osoit aller au devant ni dire au roi : « Sire, vous faites mal d’ainsi traiter ces vaillans hommes. » Et pour ce que le roi désiroit la fin des dessus nommés, et qu’il se doutoit que les communautés de Rouen ne lui fésissent force, car bien savoit qu’ils avoient grandement à grâce le comte de Harecourt, il fit venir avant le roi des ribaus[1] et dit : « Délivrez-nous de tels et de tels. » Celui-ci fut tout appareillé au commandement du roi ; et furent traits hors du châtel de Rouen et menés aux champs[2] le comte de Harecourt, messire Jean de Graville, messire Maubué et Colinet de Bleville, et firent décolés sans ce que le roi voulût souffrir que oncques fussent confessés, excepté l’écuyer mais à celui fit-il grâce, et lui fut dit qu’il mourroit pour tant que il avoit trait son badelaire sur le roi : et disoit le dit roi de France que traîtres ne devoient avoir point de confession.

Ainsi fut cette haute justice faite dehors le châtel de Rouen, au commandement du dit roi, dont depuis avinrent plusieurs grands meschefs au royaume de France, ainsi que vous orrez retarder avant en l’histoire.


CHAPITRE XXI.


Cy parle du défi fait au roi de France par Philippe de Navarre, et de la chevauchée du duc de Lancastre et du conquêt du bourg, de la cité et du châtel d’Évreux par le roi de France.


Ces nouvelles vinrent jusques à monseigneur Philippe de Navarre et à monseigneur Godefroy de Harecourt[3] qui n’étoient mie loin de là. Si furent, ce pouvez-vous bien croire, grandement ébahis et courroucés. Tantôt messire Pliilippe de Navarre fit écrire unes lettres de défiance et les bailla à un héraut, et lui commanda de l’apporter au roi Jean, qui se tenoit encore ens ou châtel de Rouen[4]. Le héraut apporta les lettres de par monseigneur Philippe de Navarre au roi de France, lesquelles lettres singulièrement disoient ainsi :

À Jean de Valois qui s’escript roi de France.

Philippe de Navarre à vous Jean de Valois signifions, que pour le grand tort et injure que vous faites à notre très cher seigneur de frère, monseigneur Charles, roi de Navarre, que de son corps amettre de vilain fait et de trahison où oncques ne pensa aucunement, et de votre puissance sans loi, droit ni raison l’avez demené et mené vilainement ; de quoi moult courroucés sons ; et ce forfait venu et donné par vous sur notre très cher frère, sans aucun titre juste, amenderons quand nous pourrons : et sachez que vous n’avez que faire de penser à son héritage ni au nôtre pour lui faire mourir par votre cruelle opinion, ainsi que jà fîtes, pour la convoitise de sa terre, le comte Raoul d’Eu et de Ghines, car jà vous n’en tiendrez pied ; et de ce jour en avant vous deffions et toute votre puissance, et vous ferons guerre mortelle si très grande comme nous pourrons. En témoin de laquelle chose à venir nous avons à ces présentes fait mettre notre scel.

Données à Conces[5] sus Yton le dix-sept jour du mois d’avril, l’an de grâce Notre Seigneur m ccc lv.

Quand le roi Jean vit ces lettres et il les eut ouï lire, il fut plus pensif que devant, mais par semblant il n’en fit nul compte. Toutes fois le

  1. On donnait le nom de ribauds à des soldats d’élite, choisis pour la garde particulière des princes : le roi des ribauds était celui qui commandait cette garde.
  2. Ce champ appelé le champ du pardon était derrière le château. Les Chroniques de France ajoutent que le roi fit amener les prisonniers dans deux charrettes et monta à cheval après dîner pour aller présider à l’exécution de quatre d’entre eux. Jean, comte de Harcourt, le sire de Guérarville, messire Maubué de Mainemares et Olivier Doublet. Ce dernier est peut-être, comme je l’ai dit, l’écuyer que Froissart appelle ici Colinet de Bleville.
  3. Oncle de Jean, comte de Harcourt.
  4. Je n’ai trouvé nulle autre part cette lettre de défi. Corneille Zantfliet rapporte seulement que Philippe de Navarre écrivit au roi Jean qu’il lui déclarerait une guerre éternelle, si on attentait à la vie de son frère.
  5. Peut-être Conches, à quatre lieues d’Évreux.